Macron, Poutine, Trump : ces trois chefs d’Etat, qui revendiquent, chacun dans son style, un pouvoir personnel fort, font l’objet d’une quinzaine d’enquêtes, de portraits ou d’analyses dans la programmation des essais et documents à paraître en janvier et février prochains. Plusieurs dizaines de livres leur ont déjà été consacrés, mais ils apparaissent comme des valeurs sûres dans un segment de la "non fiction" qui n’a pas dessé de reculer au cours des trois premiers trimestres de 2017 d’après nos données Livres Hebdo/I+C. La fin de l’année ne devrait pas redresser la tendance, vu les très rares titres ayant réussi à se glisser dans le Top 20 des meilleures ventes au cours des dernières semaines.
Concours de circonstances
Les éditeurs abordent donc 2018 avec prudence, en réduisant leur production. Sur les duex premiers mois de l’année, ils ont publié quelque 1 740 titres en documents, essais, témoignages, enquêtes et investigations selon les notices enregistrées fin novembre dans la base Electre (département de l’entreprise du même nom, éditrice de Livres Hebdo), contre 1 940 à la même période l’an dernier. Le recul est notable en "politique et administration publique", une des principales catégories de cet ensemble, portée l’an dernier par la campagne présidentielle à venir (173 titres, contre 263). La baisse est aussi assez nette en histoire (143 titres contre 195), rattachée à ce segment, de même qu’en société (121 titres contre 145) et économie et entreprises (100 titres contre 118). La catégorie religions et spiritualité (qui englobe de nombreux ouvrages de liturgie) augmente en revanche très légèrement, à 277 titres.
Vainqueur de l’élection présidentielle de 2017 à l’issue d’un stupéfiant concours de circonstances (Le tsunami, Jean-Baptiste Marteau, chez Plon) dont il a su profiter sans commettre d’erreur, Emmanuel Macron n’a bénéficié que d’un court état de grâce dans l’opinion, dont la défiance se reflète dans une partie de la production éditoriale : Macron, entreprise de démolition : forces, failles et supercheries (Olivier Dartigolles, éditions de l’Atelier) ; Macron ou La casse sociale (à L’Archipel, par Gérard Filoche, récemment exclu du PS en raison d’un tweet antisémite). Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée (Philippe Raynaud, Desclée de Brouwer) apparaît plus mesuré, de même qu’Œdipe président : une mythologie présidentielle (Pierre Fontaine, Libre & solidaire), alors que d’autres essais se placent dans un temps plus long : Chronique française de Mitterrand à Macron, par Jean Viard, ou encore Macron by Touraine, dialogue entre Alain Touraine et Denis Lafay, deux titres à l’Aube. Maëlle Brun s’intéresse à Brigitte Macron : l’affranchie (L’Archipel). Philippe Frémeaux se projette déjà Après Macron (Les Petits Matins).
La démocratie face à l’économie
L’année 2018 étant vide d’élection en France, et les anciens conseillers ou ministres ayant publié leurs témoignages dès l’automne 2017, la classe politique s’accorde une pause éditoriale et laisse le champ libre aux essayistes et universitaires qui s’interrogent sur la démocratie. Seul Pierre Moscovici, actuel commissaire européen aux affaires économiques, dont le livre était déjà annoncé pour octobre, ravive avec ses souvenirs de ministre de l’Economie et des Finances du début du quinquennat Hollande ("Dans ce clair-obscur surgissent les monstres" : choses vues au cœur du pouvoir, Plon). Alain Minc est de retour avec ses conseils et réflexions d’action publique (Une humble cavalcade dans le monde de demain, Grasset). Journalistes et chercheurs brassent les turpitudes politico-financières : Vincent Jauvert enquête sur Les intouchables d’Etat (Robert Laffont), Christian Bourion liste Tricherie, gabegie, malversation, corruption : un mal trop français (MA), Thierry Gadault s’immerge dans une Plongée en eau trouble : enquête sur les scandales du marché de l’eau en France (Michalon), Sylvie Matelly et Carole Gomez s’interrogent sur L’argent sale, à qui profite le crime ? : la grande hypocrisie, Eyrolles), et Jean-Claude Jaillette raconte ces histoires qui finissent mal dans Les politiques en garde à vue (Nouveau Monde).
Le monde économique apparaît toujours inquiétant, vu du côté critique de l’édition : Christine Kerdellant proclame Le suicide du capitalisme (Robert Laffont), Alain Cotta prédit L’hypercapitalisme mondial (Odile Jacob), Karim Amellal décrit l’Economie du partage : révolution de la servitude (Demopolis), Mathieu Brier et Naïké Desquesnes dénoncent Les bas-fonds du capital : pourquoi il faut combattre l’industrie minière (Agone éditeurs), et Attac s’en prend à L’imposture fiscale (Les Liens qui libèrent). Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet lèvent Les secrets de Monsieur B., (Lattès) désignant Vincent Bolloré, célèbre patron du groupe du même nom, par sa seule initiale. Laurent Allen-Caron dévoile Le mystère Lagerfeld (Fayard), à propos du patron de la maison de couture Chanel. Giulia Mensitieri explore précisément "Le plus beau métier du monde" : dans les coulisses de l’industrie de la mode (La Découverte). Et Jonathan McMillan explique tranquillement Pourquoi les banques vont disparaître (Lattès). A propos des conséquences du krach de 2008, Robert Kurz établit un parallèle entre Impérialisme d’exclusion et état d’exception (Divergences). Cependant, au Seuil, Olivier Passet apporte un autre regard avec Les forces du modèle français.
L’homme et la nature
Parmi les questions de société, l’affaire Weinstein et la vague d’indignation mondiale que les agressions du producteur américain à l’encontre des femmes ont soulevée sont encore trop récentes pour susciter une programmation spécifique, mais l’édition avait déjà perçu cette nécessité de ne plus taire ce qui était supporté jusqu’à présent : Résistez aux réflexes sexistes au travail ! (Noémie Le Menn, InterEditions) ; Le con, sexe imbécile : l’édifiante histoire des injures sexistes (Sylvie Lausberg, Marque belge, département des éditions Filipson, créées par la plus grande librairie de Belgique). Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, revendique une meilleure reconnaissance des femmes en politique (Le deuxième sexe de la démocratie, l’Aube). En phase avec le débat sur l’écriture inclusive, Claudie Baudino étudie Le sexe des mots : un chemin pour l’égalité (Belin).
Déjà traitée dans une production abondante, l’immigration récente est maintenant évoquée sous l’angle concret de la parole des réfugiés : Nous voulons juste vivre (Adel et Hadil al-Hussein, avec Célia Mercier, Flammarion) ; Sur la route des migrants : rencontres à Calais (Jessica Jouve et Anthony Dufour, Hikari) ; La voix de ceux qui crient : rencontre avec des demandeurs d’asile (Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Albin Michel) ; dans La France qui accueille, Jean-François Corty présente des expériences réussies de réception de migrants (L’Atelier), alors que Le Passager clandestin expose plus largement Entre accueil et enfermement : ce que les villes font aux migrants. Stephen Smith donne son analyse de ces mouvements dans La ruée vers l’Europe : la jeune Afrique en route vers le Vieux Continent (Grasset), de même que Michel Korinman dans Peuples en migration (L’Esprit du temps).
L’environnement et le rapport de l’homme à la nature restent des thèmes de programmation inépuisables. Chez Actes Sud, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, signe avec Vandana Shiva et Lionel Astruc Ecologie et solidarité : le cercle vertueux. Enzo Lesourt expose ses solutions pour Survivre à l’anthropocène, Sophie Swaton argumente Pour un revenu de transition écologique (tous deux aux Puf), un collectif d’auteurs sous la direction de Thierry Brugvin explore 6 chemins vers une décroissance solidaire (Chronique sociale). François-Marie Bréon et Gilles Luneau établissent un Atlas du climat : face aux défis du réchauffement (Autrement) et Guillaume Pitron explique la nécessité de se passer des énergies fossiles (Prométhium : la contre-histoire de la transition énergétique, Les Liens qui libèrent). Avant la fin du pétrole, Laure Gasparotto et Lilan Bérillon s’inquiètent d’une autre pénurie possible en raison des désordres climatiques dans Le jour où il n’y aura plus de vin (Grasset), tandis que David Wahl expose les paradoxes des décisions humaines en matière d’environnement (Le sale discours, Premier Parallèle). Plon a su convaincre Brigitte Bardot d’évoquer dans Larmes de combat les engagements de sa vie après sa carrière d’actrice, notamment en faveur du respect des animaux.
L’éducation n’est plus seulement évoquée à la rentrée de septembre, alors que le nouveau gouvernement promet un traitement pragmatique et de bon sens aux problèmes à nouveau dénoncés chez Albin Michel (Génération j’ai droit : la faillite de notre éducation de Barbara Lefebvre), les Presses des Mines (Education française, l’heure de vérité de Philippe Jamet), ou encore La Librairie des écoles (7 mythes sur l’éducation : pour en finir avec les croyances pédagogiques inefficaces ! de Daisy Christodoulou). Fyp, maison spécialisée dans les nouvelles technologies, publie L’aberration du numérisme à l’école : sortir de la sidération de Loys Bonod. Mais les expériences positives sont évoquées dans Heureux d’apprendre à l’école de Catherine Gueguen (Les Arènes), L’école au service de la vie de Caroline Sost (Robert Laffont) ou encore Zadig après l’école : pourquoi les décrocheurs scolaires retournent en formation de Joël Zaffran et Juliette Vollet (Le Bord de l’eau).
Toujours le Proche-Orient
En politique internationale, les éditeurs s’imposent un défi commercial en programmant à nouveau des titres sur le président américain que le reste du monde adore détester : Trumpitudes et turpitudes à la Maison-Blanche de Philippe Corbé (Grasset), Incroyable mais Trump ! de Natacha Tatu (Plon), Donald Trump, la revanche de l’homme blanc de Marie-Cécile Naves (Textuel), La place du trumpisme dans l’histoire de Daniel Tanuro (Demopolis), et L’Archipel reprend Survivre au sommet, une autobiographie du temps où ce promoteur immobilier ne coulait encore que du béton avant de couler les Etats-Unis. Sur les tables des libraires, il voisinera avec le président de la Russie qui va briguer en mars prochain un quatrième mandat, d’où une série de portraits à paraître : Un Russe nommé Poutine d’Héléna Perroud (Rocher), Poutine, l’homme que l’Occident aime haïr de Nina Bachkatov (Jourdan), ou encore Comprendre le poutinisme de Françoise Thom (Desclée de Brouwer) et La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier).
Mais en politique étrangère, la situation au Proche-Orient continue de faire l’objet de la production la plus abondante. Hélène Sallon livre une des premières synthèses de la vie dans L’Etat islamique de Mossoul : histoire d’une entreprise totalitaire (La Découverte), depuis la libération de la ville irakienne en juillet 2017. En Syrie, Cécile Hennion a recueilli les témoignages d’anciens habitants d’Alep dans Le fil de nos vies brisées (Anne Carrière). Régis Le Sommier dresse un portrait du président syrien et de son régime (Assad, La Martinière). Fouad Khoury-Helou retrace L’effondrement du monde arabo-islamique : le dilemme arabe : Israël plutôt que l’Iran ? (Hermann). Anne-Clémentine Larroque explique L’islamisme au pouvoir : Tunisie, Egypte, Maroc (Puf). Bachir El-Khoury remonte à l’origine des ravages actuels dans Monde arabe : les racines du mal (Sindbad), tandis que Jean-Pierre Filiu dévoile la liquidation des espoirs du "printemps arabe" dans Généraux, gangsters et jihadistes : histoire de la contre-révolution arabe (La Découverte).
Le démantèlement de l’Etat islamique suscite aussi son lot de témoignages : Souad Mekhennet a réussi à s’infiltrer Derrière les lignes du djihad (City), Nadia Murad, capturée par Daech en 2014, raconte son calvaire dans Pour que je sois la dernière (Fayard), Edith Bouvier et Céline Martelet ont rencontré des jeunes femmes radicalisées dont elles rapportent les propos dans Un parfum de jihad (Plon), François-Xavier Tregan et Thomas Dandois ont pris contact avec d’anciens djihadistes dont ils relatent les parcours dans Daesh, paroles de déserteurs (Gallimard). Lemine Ould M. Salem a retrouvé le dernier compagnon du fondateur d’al-Qaida, qui s’épanche dans On a créé le djihad : confessions du bras droit de Ben Laden (Flammarion). Myriam Benraad analyse ce phénomène dans le temps historique (Jihad : du Coran à l’idéologie moderne, Le Cavalier bleu). Et L’Archipel va publier le récit d’Anthony Sadler, Alek Skarlatos et Spencer Stone, les trois jeunes Américains qui ont neutralisé le terroriste qui projetait de commettre un carnage en août 2015 dans un Thalys entre Paris et Bruxelles : Le 15 h 17 pour Paris sera publié début février, quelques jours avant la sortie de son adaptation au cinéma, réalisée par Clint Eastwood, avec les trois héros interprétant leur propre rôle.