Le texte est tagué « coup de gueule » et s'affiche en première page du blog « Des mots et moi » de Carène Ponte. « J'ai hésité à intituler ce billet "Je suis auteure de feel-good et je vous emmerde", mais bon, je me suis dit que ce serait un poil polémique. » En 4 000 signes et quelques remarques bien senties, l'auteure, qui publiera en juin son 4e roman adulte chez Michel Lafon, D'ici là, porte-toi bien, détaille les raisons de son courroux en ce 5 avril. Une chronique, entendue le midi même à la radio, dans laquelle le journaliste se dit attristé du « phénomène des feel-good books », soit des histoires « sans recherche stylistique, sans travail littéraire ». « Il était même inquiet parce qu'il avait peur que les gens qui lisent ces histoires finissent par penser que c'est de la littérature, et confondre avec la VRAIE littérature, celle qui marque des vies », tacle Carène Ponte. Si la romancière conclut son post en réaffirmant sa fierté d'être auteure de feel-good books, l'anecdote traduit bien la frustration et le désamour d'une bonne partie du milieu du livre à l'égard d'un terme marketing trop large, à connotation parfois péjorative.
Ne l'appelez plus « feel-good »
« Nos auteurs ne font pas du feel-good, ils font de la littérature. Je suis de plus en plus embêtée par cette catégorisation », explique Aurore Mennella-Grammont, directrice du développement chez Michel Lafon. " Cette étiquette est obsolète et ne correspond à aucune réalité littéraire « , abonde Alexandrine Duhin, chargée du domaine français chez Mazarine et éditrice d'Aurélie Valognes et Virginie Grimaldi, respectivement 4e et 6e du dernier palmarès Le Figaro des romanciers français les plus vendus en France. Elle met en avant le fait que ces deux femmes sont surtout de » très grandes romancières, chacune avec un univers propre, un talent narratif indéniable pour susciter des émotions et s'interroger sur le monde « . Chez Eyrolles, Stéphanie Ricordel, qui a découvert Raphaëlle Giordano, 8e de ce même classement, pointe le caractère imprécis d'une expression « plus marketing qu'autre chose », héritée des Anglo-Saxons : « Pour moi, ce sont des petites fables des temps modernes dans lesquelles puiser des leçons de vie. Mais les habits du feel-good s'ajustent à des choses tellement hétérogènes qu'il devient difficile de s'y retrouver », indique-t-elle. Tout en reconnaissant que le terme « permet de se comprendre, entre professionnels et avec les journalistes ».
Par quoi, alors, remplacer cette étiquette devenue encombrante, et que Livres Hebdo tente depuis quatre ans de délimiter ? « Littérature bienveillante », propose Audrey Petit, directrice éditoriale du Livre de poche, évoquant « des livres que l'on se passe dans la famille, et qui plaisent aux ados de 14 ans comme aux grands-pères de 85 ans ». « Littérature consolatoire », suggère Louise Danou, directrice littéraire chez Flammarion, qui y inclue notamment le prochain roman de Valérie Cohen, Depuis, mon cœur a un battement de retard, à paraître en avril. « Pourquoi pas littérature grand public ? » questionne Florence Lottin, la directrice éditoriale de Pygmalion, qui renvoie à des « livres représentatifs de la société d'aujourd'hui, avec beaucoup de dialogues et du rythme », et dans lequel elle intègre deux de ses auteurs phares, Marie Pavlenko et Marianne Levy. Lina Pinto, responsable des manuscrits chez Albin Michel, où l'on publie Agnès Ledig depuis 2013, parle de « romans populaires », dans lesquels on retrouve « des personnages de femmes écrasées par la pression sociétale, qui cherchent à donner un sens à leur vie ». Stéphanie Ricordel a, elle, donné le nom « pop' litt » à la première collection de fiction d'Eyrolles qu'elle a créée l'an dernier, après l'avoir testée auprès d'une communauté de lecteurs.
Toujours plus large
« La promesse, c'est de refermer le livre avec le sourire, en se sentant bien. Mais ça ne signifie pas forcément une histoire joyeuse », détaille Sophie Lagriffol, responsable éditoriale de la collection « &H » d'HarperCollins, dérivée d'Harlequin. Il y a un an, elle a ouvert sa ligne éditoriale à du « divertissement de qualité », incarné notamment par Eve Borelli, auteure de romance qui publie en avril C'était pas censé se passer comme ça. L'héroïne ne cherche plus le grand amour, mais vise plutôt un épanouissement personnel. Ce qui implique souvent de traverser des épreuves : « Ça commence assez mal pour le personnage, mais le lecteur fait le cheminement avec lui, et s'identifie facilement », selon Isabelle Varange, directrice du label Milady de Bragelonne, qui a suivi la même trajectoire et lancé l'an dernier la collection « Milady feel-good books ». On y retrouve notamment Le dernier voyage de Monsieur Baxter de Matthew Crow, contant la folle équipée d'un homme de 94 ans parti retrouver son premier amour avec l'aide d'un jeune infirmier. De l'autre côté du spectre, les maisons installées en psychologie populaire tirent le secteur vers le développement personnel, suivant le chemin ouvert en 2015 par Raphaëlle Giordano et son phénoménal Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une, au 1,5 million de ventes.
Aussi bien Jouvence que Leduc.s développent désormais des collections de « romans bien-être », avec des titres d'auteurs identifiés jusque-là en non-fiction. « On utilise les ressorts du feel-good pour traiter des thématiques de développement personnel », décrit Karine Bailly de Robien, directrice générale adjointe du groupe, citant A fleur de peau du psychanalyste Saverio Tomasella. Charlène Guinoiseau-Ferré, responsable éditoriale chez Jouvence, distille dans ses fictions certains « concepts de psychologie », comme l'hypnose, « thématique très en vogue cette année », à retrouver en juin dans Ce fil qui nous relie du coach et thérapeute Olivier Cochet. Le feel-good s'insère même là où on ne l'attendrait pas : les éditions de Fallois y ont fait une incursion en février en publiant Raymonde d'Audrey Poux, que l'on qualifie dans la maison de « texte moderne sur un thème original » : la tyrannie exercée par une rédactrice en chef sur ses salariées, dans un magazine de mode. Qui n'est pas sans rappeler un classique de feu la chick-lit, Le Diable s'habille en Prada.
Trouver de nouvelles plumes
Il suffit de regarder les chiffres de ventes des best-sellers pour comprendre cette ruée vers le feel-good qui ne dit plus son nom. Près de 700 000 livres vendus en 2018 pour Virginie Grimaldi. Plus de 300 000 ventes annuelles pour chacun des trois romans d'Aurélie Valognes en poche (près de 2 millions au cumul), et plus de 170 000 ventes chez Mazarine pour Au petit bonheur la chance, son quatrième opus.« Avec la notoriété croissante de l'auteure, les ventes en grand format ont beaucoup augmenté », relève Alexandrine Duhin. Les yeux couleur de pluie de Sophie Tal Men (Albin Michel) a dépassé les 100 000 exemplaires, avec des ventes constantes pour le reste de la trilogie. Près de 60 000 exemplaires pour le premier roman de Marie Vareille chez Charleston, autant pour les deux romans en format poche de Bruno Combes, pour qui J'ai lu a créé une nouvelle identité graphique facilement identifiable. « Les auteurs de ce segment sont généralement très actifs sur les réseaux sociaux, et hyperconnectés à leurs communautés, ce qui ouvre de nouveaux horizons en termes de marketing », relève en sus Audrey Petit.
Pour attirer la lumière sur Le bonheur n'a pas de rides d'Anne-Gaëlle Huon, autoédité en grand format et prévu pour avril au Livre de poche, elle a documenté, via des stories sur Instagram, le shooting de la couverture. En parallèle, la nouveauté de l'auteure, Même les méchants rêvent d'amour, paraît chez Albin Michel.
Titres trop calibrés
Les éditeurs rêvent tous de grands succès populaires. Reste que, de l'avis de Muriel Sanson, responsable de la littérature à la librairie Les Volcans de Clermont-Ferrand, « le rayon se retrouve saturé et il est difficile de faire émerger de nouvelles voix dans l'ombre des grandes stars ». «C'est dur de faire du bon feel-good », renchérit la scout Catherine Farin, exprimant sans retenue sa lassitude face à certains titres trop calibrés, laissant une impression de « déjà lu ». Le rayon n'est en effet pas imperméable aux tendances, ni à la copie, et l'on a pu voir fleurir les textes mettant en scène des octogénaires malicieux refusant une fin de vie morne en Ehpad.
Chaque année apporte pourtant son lot de nouvelles thématiques que s'approprient soudain plusieurs auteurs. « En ce moment, je remarque une surreprésentation de la mort et du deuil à dépasser », explique Stéphanie Ricordel, ce que Béatrice Duval chez Denoël n'hésite pas à appeler « grief-lit ». « Après le développement personnel, il y a quelque chose de la transition, et de l'héritage que je retrouve beaucoup en ce moment », analyse Florence Lottin (Pygmalion). Chez Charleston, Karine Bailly voit émerger une « dimension un peu surnaturelle, voire ésotérique » dans les intrigues, et cite Le bruit des pages de la lauréate du dernier prix du Livre romantique, Livia Meinzolt, programmé pour avril.
Stéphanie Vincendeau, directrice éditoriale de J'ai lu, vient d'acheter les droits poche deTout le monde ne raffole pas des brocolisde Camille Choplin, paru chez Hugo & Cie en octobre. « Il y a une veine écolo que je n'avais encore jamais vue ailleurs, mais que je ne serais pas surprise de retrouver dans pas mal de livres à l'avenir, décrypte-t-elle.Les personnages ne réfléchissent pas seulement sur eux-mêmes, mais pensent aussi à la planète. » Le feel-good book de demain verra peut-être la vie en vert. W
L'autoédition, un vivier d'auteurs feel-good
D'Amazon à Librinova, les éditeurs de romans feel-good ont intégré la veille sur les plateformes d'autoédition à leurs pratiques éditoriales, espérant dénicher la prochaine star du secteur, dans le sillage d'Agnès Martin-Lugand ou d'Aurélie Valognes.
Dans la presse ou sur les blogs, les articles ne manquent pas sur le « conte de fées » d'Aurélie Valognes, l'une des meilleures ambassadrices françaises de l'autoédition. En 2014, après avoir quitté son travail et suivi son époux en Italie, elle se lance dans l'écriture de son premier roman, Mémé dans les orties. Inquiète du refus éventuel des maisons d'édition, elle choisit de se « tester » sur la plateforme Kindle Direct Publishing (KDP) d'Amazon, et de confronter son texte à des lecteurs en dehors de son entourage. Succès immédiat, 25 000 exemplaires vendus de son ebook en quelques semaines, suivi d'un coup de fil de Florian Lafani, alors éditeur chez Michel Lafon, lui ouvrant les portes de l'édition traditionnelle.
Sur les plateformes
Avant elle, l'éditeur avait déjà déniché sur KDP Agnès Martin-Lugand, dont le désormais célèbre Les gens heureux lisent et boivent du café s'est vendu à plus de 500 000 exemplaires. « Je continue à regarder très régulièrement les plateformes d'autoédition, mais aussi MonBestSeller.com, qui relève plus de la communauté d'auteurs. Beaucoup d'écrivains y déposent un manuscrit qu'ils n'ont pas envoyé par courrier à des éditeurs, on y lit donc des choses différentes », décrit celui qui a pris la direction éditoriale de Fleuve il y a un an. Amazon reste le plus gros pourvoyeur de textes, ce qui rend en contrepartie la chasse aux bons livres plus chronophage. C'est là qu'Alexandrine Duhin a repéré Julie de Lestrange, qui a confié les droits papier de Hier encore, c'était l'été à Mazarine. Là que Théo Lemattre a édité la première version de Cinq pas vers le bonheur, qui est paru début mars dans la collection « &H » d'HarperCollins. C'est encore sur KDP que Sophie Tal Men, la belle-sœur d'Aurélie Valognes, a publié Les yeux couleur de pluie, avant de devenir auteure à succès chez Albin Michel. « Je suis allée sur Amazon car je ne trouvais pas ce que je voulais par les canaux traditionnels », explique son éditrice Lina Pinto. Elle remarque récemment une standardisation des contenus mis en ligne, et rêve d'un « feel-good du terroir, sur une agricultrice par exemple, dans une région du sud, ou d'un livre plus métissé ». Chez Kobo Writing Life, le service d'autoédition de Kobo qui promet aux auteurs de trouver « des millions de lecteurs dans le monde entier », Camille Mofidi remarque un réel engouement des écrivains pour les thématiques feel-good, et « pousse » régulièrement des auteurs autoédités dans le sillage des stars du secteur.
Le défrichage de Librinova
L'ensemble de la profession salue par ailleurs le travail de défrichage effectué par Librinova. La plateforme d'autoédition se fait aussi agent d'auteurs pour les textes à fort potentiel, qu'elle habille de façon plus alléchante avant de les proposer aux éditeurs. « C'est très bien fait, on peut recevoir des alertes sur certains genres sélectionnés », observe Florence Lottin de Pygmalion, qui a choisi de faire paraître Le quartier des petits secrets de Sophie Horvath, sous la marque Flammarion afin de lui donner plus d'ampleur. « Il y a un léger ralentissement, mais les éditeurs restent en quête de nouvelles voix dans le feel-good », analyse la cofondatrice, Charlotte Allibert, qui a intégré le terme « feel-good » à la recherche par tags proposée depuis septembre. Parmi les écrivains qu'elle a placés dernièrement dans des catalogues, elle mise beaucoup sur Carène Ponte, dont le 5e roman chez Michel Lafon, Gros sur le cœur, est paru en novembre, mais aussi sur Marilyse Trécourt et Mélanie Taquet, qui sont venues grossir les rangs de la collection « pop' litt » d'Eyrolles l'an dernier.
Dans ce milieu d'auteures, Charlotte Allibert s'amuse de l'accueil réservé aux auteurs masculins. « Les livres de Paul Ivoire, désormais publié chez Anne Carrière, ont tous les ingrédients d'un bon roman feel-good. Pourtant, pour lui, les professionnels parlent plutôt de comédie, de roman humoristique. » Qui a dit que la prochaine Aurélie Valognes ne pouvait pas être un homme ? W