"Moi, je me situe entre Céline et Montherlant et Malraux." Dans sa préface à Gilles, Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) désignait sa place sur la carte littéraire française. Ce volume de la "Pléiade" montre que le patron de la NRF durant l'Occupation fut assez lucide. Quelque part entre le cynisme de Céline, la misogynie de Montherlant et la fraternité de Malraux, Drieu se cherche dans les interstices, dans les failles, donc forcément à l'ombre.
Celui dont Aragon appréciait le style s'est tellement détesté qu'il a fini par haïr tout le monde. C'était l'analyse de Sartre : "Il était sincère, il l'a prouvé." Ce volume impeccablement construit permet de prendre conscience de la cohérence d'une oeuvre marquée par la hantise de la décadence et les excès d'un socialiste devenu fasciste, avec des romans en forme d'essais et des essais en forme de romans.
Bernard Frank avait vu juste : "L'antisémitisme de Drieu est une affaire personnelle, une façon de se haïr, un nom qu'il donnait à sa maladie." Berl parlait de l'antisémitisme de Drieu comme d'un diabète qui avait fini en gangrène. Dans ses romans, les personnages juifs sont caricaturés et la xénophobie affleure au détour des pages. Il reste pourtant quelque chose, un ton crépusculaire, une plume trempée dans la douleur du monde qui s'égare chez Doriot et flirte avec le nazisme.
L'idée de décadence, d'une vie dominée par la mort, le culte de l'échec, ce mélange d'aveuglement sur le monde et de lucidité sur soi, de désarroi désinvolte et de désespoir grave ne pouvaient que conduire Drieu au pire. D'Etat civil à Récit secret, s'inscrit l'itinéraire d'une existence gâtée par trop de miroirs, trop de douleurs, trop de mépris de soi et des autres, trop de misérables tas de secrets qui ont enseveli l'homme. Il y a chez lui une complaisance pour la décadence, une jouissance morbide. L'introduction de Jean-François Louette nous montre une sorte de fasciste stendhalien, un nonchalant qui rectifie toujours son noeud de cravate pour séduire les femmes, un méchant dandy qui fait libérer le résistant Paulhan. "Rappelons cette évidence : Drieu est un grand écrivain." Drieu n'aurait sans doute été qu'un salaud parmi d'autres s'il n'y avait eu l'écriture pour en faire un écrivain. C'est la littérature qui a sauvé Drieu. Le peu qu'il lui reste d'humanité, on le trouve dans Le Feu Follet ou Gilles. Aussi n'est-il pas honteux de le voir figurer aux côtés de Céline ou de Morand dans une collection qui, rappelons-le, est moins un panthéon qu'une bibliothèque.
Cette oeuvre permet aussi de comprendre ceux qui ont trop lu Oswald Spengler jusqu'à en avoir la nausée. Un homme déçu du monde et de lui-même dont la fin nous épargne d'avoir à le juger puisqu'il le fit lui-même. En effet, le 15 mars 1945, ne voulant rendre des comptes qu'à son seul désespoir, Drieu se suicide.