Ce n’est pas neuf : il n’y a qu’un pas entre l’extrême logique et l’extrême folie, et les plus grands génies deviennent facilement les plus vertigineux déments. Le cas de Bobby Fischer est un exemple célèbre : champion d’échecs des Etats-Unis à 15 ans, champion du monde à l’issue du « match du siècle » en 1972, il se réjouira publiquement du 11-Septembre et finira reclus en Islande, accusant à tout-va les Juifs, la CIA et les Russes de le poursuivre. Ecrire sur les échecs n’a rien d’inédit non plus : Zweig, Beckett et Asimov sont des précédents de taille. C’est que le Jeu a en commun avec la littérature le combat et le mouvement ; cette épopée dans un fauteuil met en scène le triomphe et la chute des nations, toujours recommencée. Le joueur d’échecs, en personnage, est le siège de ce grand combat dérisoire, où il joue sa propre lucidité. « Il n’y a guère que les dictateurs omnipotents qui peuvent se passer de lucidité, et encore, sur une période limitée […]. Autant dire que la population de ceux qui peuvent cracher sur la lucidité se résume à Dieu. C’est pourquoi Dieu n’a nul besoin de jouer aux échecs. »
C’est Bobby Fischer qui le dit ; non pas le champion, mort en Islande en 2008, mais le personnage de Pierre-Emmanuel Scherrer, dont on suit les derniers mois de la vie. L’auteur de Desert Pearl Hotel (La Table ronde, 2010) n’a donc pas hésité à faire à son tour de la littérature un plateau d’échecs. Ni théorie fumeuse sur la fragilité des victoires humaines, ni promenade en bottes en caoutchouc dans le marasme d’un psychisme malade, La défense Fischer évite les embûches et donne un langage humain à un homme qui est à la fois un vieux schnock, un héros et un fou. Le jeu d’échecs n’est pas un prétexte mais le fil même de la narration : c’est en effet par une sorte de roque que le roi des échecs Bobby Fischer, venu pour la première fois en Islande comme représentant des Etats-Unis au championnat du monde, s’y est finalement réfugié après avoir été interdit de séjour dans son pays natal. Toute la construction du roman, conçu comme un affrontement qui devient une chasse, et dont l’étau se resserre autour d’un vieil homme paranoïaque, suit au fond le plan d’une partie. Les retours sur la biographie du champion eux-mêmes sont agencés selon ce combat : ce n’est pas un hasard si la mort de sa mère, justement prénommée Regina, la reine, apparaît presque à la fin du texte…
Car si Fischer est immortel, Bobby sera mis mat. Bobby est un homme harassé, paranoïaque et attendrissant, qui ne veut boire que des jus de fruits bio et se plonge dans la bataille de Waterloo, qui s’énerve contre des ombres et se demande s’il perd la boule. Le roman de Scherrer, dans sa langue simple et juste, parle aussi de cela : de la conscience qui, vieillissant, se trouve aux prises avec elle-même, de l’intelligence qui lutte contre la peur, du refus de perdre, de l’amitié. D’une silhouette qui s’éloigne, clopin-clopant, dans la nuit du pôle. Avec la nonchalance gracieuse et la gravité inéluctable d’une partie d’échecs.
Fanny Taillandier