Le narrateur du nouveau livre traduit de Karel Schoeman (prononcez "skoumane"), Des voix parmi les ombres, enquête sur Giel Fourie, un héros de la seconde guerre des Boers (1899-1902) qui opposa les fermiers afrikaners au pouvoir colonial britannique. L’écrivain, accompagné de son chauffeur-photographe, sillonne le veld à la recherche de Verliesfontein (Source-de-la-perte), surnom de Fouriesfontein, la ville fondée par les ancêtres huguenots de l’insurgé antianglais dans l’ancienne colonie du Cap.
Giel Fourie incarne l’idéalisme regimbeur de la jeunesse. Dans une volonté de pacification des communautés et sous l’impulsion du pasteur local, un monument funéraire fut érigé en son honneur. Qui était-il véritablement ? La poussière du temps a occulté cette question. Dans ce premier volet de la trilogie de Schoeman, Stemme ("Voix"), et dont le deuxième tome, Cette vie, avait paru chez Phébus en 2009, l’objet de l’enquête est a priori introuvable. Le conducteur fait halte à l’endroit indiqué sur le plan du narrateur, mais nulle trace de Verliesfontein. Ce dernier descend de la voiture. Un moment auparavant, il avait vu des cavaliers traverser le paysage, là il se retrouve au cœur d’une bourgade. Il voit une femme métisse qui court en pleurs. Un étrange théâtre se déroule sous ses yeux, les acteurs sont "les éléments d’une charade incarnant la syllabe suivante, sans identité ni passé propre". Les gens ont une drôle d’allure, l’observateur, lui, est une ombre invisible. Il a glissé dans une faille temporelle. On est en été 1901.
L’auteur d’En étrange pays, qui ressort en "Libretto", a étudié l’histoire et sait combien cette matière peut être mouvante, changeante, selon le point de vue. Aussi l’historien de Des voix parmi les ombres, l’arpenteur du passé, cet "autre pays", se fait-il discret au point de céder sa place au récit de trois contemporains du conflit : la jeune Alice, fille du magistrat Macalister, originaire d’Ecosse, pas insensible au sémillant Giel Fourie ; Kallie, gratte-papier afrikaner qui travaille chez le magistrat le jour et rédige ses Epitomes la nuit ; Mademoiselle Godby, sœur d’un docteur, qui côtoyait aussi bien les Anglais que les Néerlandais et donnait des leçons aux enfants noirs. Elle, seule, raconte l’histoire tragique d’Adam Balie, le menuiser "de couleur" loyal aux Britanniques. Un héros peut en cacher un autre, à ce métis battu à mort par les Boers aucune stèle n’a été élevée… En vérité, si la guerre anglo-boer a bien eu lieu, si les communautés se sont bien déchirées, les personnages de Des voix parmi les ombres sont imaginaires : pas de Giel Fourie pas plus que d’Adam Balie, quoiqu’il existât bien une figure similaire, Abraham Esau, martyr et résistant au soulèvement boer. Ce roman est pourtant un livre d’histoire, celle de l’Afrique du Sud naguère ségrégationniste, histoire infiniment complexe mais dont la fiction, par le pouvoir de la métaphore - la formidable prose de Schoeman -, restituerait la douloureuse réalité.
Sean J. Rose
