Certains historiens comme Robert Paxton ont pu lui reprocher sa façon de jongler avec les faits, de les agencer à sa manière. Mais c'est la liberté du créateur. Il s'empare de la matière historique comme d'autres se saisissent du sentiment amoureux. Il n'y a pas plus d'objectivité dans un coup de feu que dans un coup de foudre. Tout est question d'angle, de point de vue. Après l'Occident gangrené par le nazisme, Éric Vuillard nous emmène en Orient, en Indochine, donc, avec sa mythologie et ses désastres.
Premier acte, 1928, saison des pluies à Saïgon. Nous entrons en Indochine française en compagnie de deux inspecteurs du travail à la suite d'une plainte sur une exploitation d'hévéas appartenant à Michelin. Des coolies qui récoltent le latex pour fabriquer le caoutchouc sont roués de coups, humiliés, torturés. Comme dans Congo (Actes Sud, 2012), Éric Vuillard ne s'attarde pas sur les atrocités. Une brève description suffit. Second acte, 1950, saison des mots à l'Assemblée nationale. Là encore, comme dans L'ordre du jour (Actes Sud), prix Goncourt 2017, on retrouve le sens des portraits : le pantagruélique Édouard Herriot qui « flotte dans le néant », Édouard Frédéric-Dupont, le député des concierges surnommé « Dupont des loges », Max Brusset qui « se gratte les roustons sous le pupitre » de l'hémicycle. C'est ça Vuillard, le coup d'œil, le coup de griffe en fin de paragraphe. Et puis il y a ce député kabyle de Constantine qui évoque le sort des tirailleurs fauchés dans les rizières et Mendès France qui parle de la « vérité » à dire aux Français après de drame de Cao Bang, ville du Tonkin en frontière de Chine. Après l'abandon du camp de l'opération Thérèse, c'est la débandade face au Vietminh : 3 400 Français, Nord-Africains, légionnaires et supplétifs sont tués, 1 400 échappent au carnage. Voilà de quoi on discute au Parlement.
Comment sortir honorablement d'une guerre ? La question posée par Éric Vuillard est de tout temps. Elle renvoie au départ des Américains de Saïgon en 1975, ou plus récemment de Kaboul. Elle nous dit aussi quelque chose des forces françaises qui quittent le Mali. Mais derrière ces actes, il y a des gens. Ceux qui partent et ceux qui restent. Éric Vuillard n'entre pas dans cette vague de culpabilisation ou de repentance. L'autoflagellation réduit trop souvent la vérité à la douleur qu'on ressent. Ici, c'est autre chose. Le romancier, comme un documentariste, montre certains détails qui font réfléchir, qui font infléchir notre regard encore trop souvent indulgent avec les prétendus bienfaits de la colonisation. Récit est bien le mot qui convient. Et nous sommes aussi dans ce registre très particulier, et très rare, qu'on nomme littérature, c'est-à-dire ce qui emprunte aux faits vrais pour devenir irréel. Car si tout est vrai dans cette histoire, son cheminement relève bien de l'imaginaire. Éric Vuillard n'écrit pas sur l'Histoire, mais avec elle. Il accompagne le passé comme on le ferait d'un mourant, mais sans lui donner d'absolution. Du grand art.
Une sortie honorable
Actes Sud
Tirage: 60 000 ex.
Prix: 18,50 € ; 208 p.
ISBN: 9782330159665