Le 8 juillet 1867, en séance à l'Académie des sciences, l'éminent mathématicien Michel Chasles (1793-1880) produit une lettre du poète du XVIIe siècle Rotrou, écrite à son frère juste avant sa mort. Une rareté émouvante, à tel point que le texte en sera reproduit sur le monument que lui a dédié sa ville natale, Dreux. Chasles est alors une sommité, comblé d'honneurs, à l'intégrité impeccable, très riche de surcroît. On ne lui connaît qu'une passion, outre ses théorèmes : il est bibliophile et collectionneur de lettres, manuscrits et autographes des grands hommes, depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIIe siècle. En cela, il n'est pas une exception : après avoir été négligé, détruit, le patrimoine écrit connaît, à partir du milieu du XIXe siècle, un véritable engouement. D'où la tentation, pour des escrocs, de gagner beaucoup d'argent en exploitant la naïveté, l'aveuglement, voire la folie de leurs clients.
C'est ainsi que Denis Vrain Lucas, un pays de Chasles (les deux étaient originaires de l'Eure-et-Loir), était entré en contact avec lui dès 1861, et lui avait vendu une collection invraisemblable de manuscrits : plus de 27 000, pour le prix dément de 140 000 francs, plus les dons ou les prêts accordés à cet impécunieux chronique. On ignorera toujours, d'ailleurs, ce que ce pauvre type fit de tout cet argent.
Car Vrain Lucas n'a rien d'un flambeur. C'est un autodidacte, fils de journaliers, aussi inculte que peu scrupuleux, qui, refusé à la Bibliothèque impériale en 1852, va se mettre à fabriquer des faux en quantité industrielle, et à les vendre à des gogos. Comme Chasles, qui fut, durant huit ans, son client exclusif. Il lui a ainsi cédé des lettres de Lazare à Saint-Pierre, d'Alexandre à Aristote, de Cléopâtre à César, de Charlemagne, Jeanne d'Arc et tant d'autres... Toutes écrites en ancien français, à l'encre, et sur du papier ! Elles auraient été sauvées et traduites par Rabelais...
Chasles gobe tout. Mais ce qui va faire éclater le scandale, en juillet 1867, c'est qu'il brandit une supposée correspondance entre Blaise Pascal, 31 ans en 1654, et Isaac Newton (11 ans à l'époque), dans laquelle il apparaît que c'est le Français qui, le premier, aurait découvert la loi de la gravitation universelle − l'Anglais le reconnaissant. Certains y crurent, par chauvinisme, comme Thiers, futur président de la République. D'autres, comme Mérimée, dénoncèrent la supercherie. Presse, écrivains, politiques, la polémique enfla en France, se répandit en Europe. Et, durant deux ans, Chasles persista, fournissant des « preuves » sur mesure, que lui fabriquait à sa demande Vrain Lucas. Complicité ? Délire ? Le mathématicien finit par confesser ses sources, en septembre 1869. Lucas est arrêté, emprisonné, jugé en 1870, et légèrement condamné. Il avait agi, selon ses dires, par « pédagogie et patriotisme ». Chasles, lui, retrouva la considération générale.
Gérard Coulon, qui a mené une enquête exhaustive, raconte cette histoire avec gourmandise, documents (conservés à la BnF) à l'appui. Quant à la fausse lettre dans la main de Rotrou, à Dreux, elle est toujours en place.
Vrain Lucas. Histoire d'un incroyable faussaire
Errance
Tirage: 1 200 ex.
Prix: 26 € ; 192 p.
ISBN: 9782877729819