( Années 1900, Bouillon Chartier, 142 boulevard Saint-Germain. Les délibérations pour la remise du prix Gombourde s’achèvent. Ferenc O’Rapor-Rappaport s’est éloigné du jury. Nous l’appellerons Forr, comme le font ses proches. Journaliste, noctambule - romancier à ses heures – il est l’influent patron du Transigeant , organe des radicaux modérés, que subventionne l’Union des Menuiseries et Filatures ). FORR : Allô, Alphonse ? Ici Forr. LA DEMOISELLE DES TELEPHONES : …moi c’est Londres. Ici, Londres. Albertine Londres, que j’m’appelle… FORR : J’ai demandé le 84, Littré 84. Les éditions Alphonse Lemerre. LA DEMOISELLE : … j’ai pas la ligne. C’est l’heure de M. Proust. Il veut entendre l’Opéra Comique. .. FORR : J’men fiche, mon petit. Je veux Lemerre. LEMERRE : Dites-moi, Forr, c’est qui cette fille ? Vous ne m’appelez pas à cette heure pour me passer vos petites amies. J’ai arrêté la poésie. Ça ne rapporte plus la poésie, sauf Sully Prudhomme. LA DEMOISELLE : … mâ non, j’suis la téléphoniste. Un monsieur Faure qui veut vous causer, m’sieur Lemerre… [ clap, clic. Elle connecte la fiche ] FORR : Alphonse, nous sommes en réunion du jury Gombourde. Voilà, cher Alphonse : et si nous donnions le prix à Sully Prudhomme, justement ? LEMERRE : C’est gentil à vous, Forr, mais j’en vends plein. J’en vends des tonnes. Haha, Prudhomme, j’en vends des tomes. LA DEMOISELLE : [ clap ] … Tom est mort ? … [ clic ] LEMERRE : Sapristi, vous m’ennuyez, mademoiselle… Donc, mon cher Forr, Sully Prudhomme, ça va tout seul. Il vient même d’obtenir le nouveau prix Nobel. FORR : Bonel ? C’est quoi ? LEMERRE : Non, No-bel ! Le marchand de dynamite, en Suède. Sacré bon investissement la dynamite. Si mes parents m’avaient refilé des poudres, des explosifs ! En tout cas, pour Sully Prudhomme, il vient de recevoir l’Académie, et ce Nobel, qui paye bien. Je vends ça sans problèmes. Pour Gombourde, je verrai bien Lettres d’une amoureuse de Brada, c’est mignon, c’est féminin, mais ça ne démarre pas. Ils en ont que pour Willy et sa poule, la Claudine. Ou bien Orgueil vaincu de Mary Floran. Non, non, j’ai mieux : L’Age du muscle de Riquet. Ça, c’est jeune, mon petit Forr, très moderne, on y parle des - comment disent-ils ? - smokings, cocktails. High-life, quoi. Pierre Loti, Anatole France, tout ça, c’est fini. On est à l’âge du téléphone, bon Dieu, plus celui de l’imprimerie. L’écriture d’aujourd’hui, c’est le téléphone et le smoking, et le prince-de-galles. FORR : Alphonse, il me faut absolument Sully Prudhomme. Si vous nous laissez lui donner le Gombourde, notre jury écrase les autres. Ils sont incapables d’en trouver un qui vende autant. On les aura tous à notre botte. Nous, on fait vendre, voyez-vous. Cela doublera notre valeur. LEMMERE : Ouiche, mon petit Forr. Toutefois, Sully Prudhomme, c’est moi qui l’ai vendu, pour l’instant. Vous n’y êtes pour rien. Mais si vous le voulez, allez-y. C’est dommage pour Riquet. Il était sur votre liste. FORR : Cher Alphonse, nous sommes un jury souverain. Ce n’est pas vous qui allez faire les prix, nom d’un coing ! Nous voulons Sully Prudhomme. Donnez-le. Je ne céderai à aucune pression. Pas de marchandage. Pas de troc. LA DEMOISELLE : [ clap ]… C’est coupé. Il y a ce M. Proust qui vous a entendu. Je pouvais pas le connecter à l’Opéra Comique. Il dit qu’il a fait un roman J’enchante l’œil ou J’en sens l’œil et que ça l’aiderait sacrément si… FORR : Proust, ça ne sera jamais qu’un danseur mondain ! Avec ses petites chroniques du Figaro … Moi, au Transigeant , je ne prends pas ça. Moi, c’est le style d’aujourd’hui : André Savignon, Marc Elder, John-Antoine Nau, Léon Frapié, Emile Moselly… Ni Romain Rolland, ni Proust, ni Claudel, mademoiselle ! LA DEMOISELLE :… bin, il est gentil M. Philippe, pourquoi vous causez comme ça ?... FORR : Je ne parle pas de Philippe Claudel. Philippe, je l’aurais bien mis sur notre liste, mais les jurés du Bourgonde l’ont pris. J’aurai la peau du Bourgonde ! Je parle d’un autre Claudel. Paul. Vous ne pouvez pas connaître. Un type qui écrit comme Paul Claudel, il ne veut pas qu’on le lise ! Ces gens là tuent notre littérature. Nous sommes à l’heure du modern style. Et le modern, c’est nous. Et le public, c’est nous. Et nous c’est nous. Et nous c’est tout. Eux, les compliqués, ils écrivent pour leurs copains. Nous, tous nos copains écrivent. La différence saute aux yeux. ( Forr revient dans la verrière ) FORR : Bon, ça sera Sully Prudhomme. Cinq voix contre quatre. ( La chanteuse et romancière Georgette Leblanc, compagne de Maurice Maeterlinck, se lève indignée : ) GEORGETTE : Quoi ? Mais tu n’as que quatre voix. Et Le Braz, qui est à Londres, il vote pour qui Le Braz ? On n’a pas reçu l’appel de Londres. FORR tire de son veston un télégramme : Et bien, je l’ai, l’appel de Londres : « Moi, Le Braz je dis : Sully Prudhomme ! Pour tous les tours, jusqu’à ce que vote s’ensuive. Redites bien à Lemerre que je voterai toujours pour mon ami Sully Prudhomme. Et que je serai toujours son fidèle ». Bon, le reste c’est inutile. L’essentiel : il vote Prudhomme. D’ailleurs, chère Georgette, j’en ai plus qu’assez de votre copinage, à vous quatre, les représentants de Charpentier & Zimmermann. Il suffit que je fasse une proposition et j’ai quatre voix Charpentier-Zimmermann qui refusent, d’un seul coup. Ça sent le boche, tout ça. BERGER-BHÂTON, auteur Charpentier & Zimmermann, somnolait. Il se réveille, s’ébroue, se lève : Quoi ? Quoi ? Sa barbe blanche tremble : J’étais à Reischoffen, jeune homme ! Je ne saurais entendre cela. Boche ! Boche ! Non ! J’ai défié les Uhlans, jeune homme. Je vote John-Antoine Nau, comme nous en étions convenus. En plus, il est journaliste au Transigeant et c’est vous qui nous l’avez imposé. FORR : Vous comptez sans ma probité, Monsieur ! Moi, voter pour l’un de mes journalistes ! Je ne suis pas de ce genre. On ne m’achète pas, monsieur. Mes amis n’ont pas de prix, monsieur ! Haha, pas de prix. ( Forr pose à la romaine, se drape dans sa dignité. On croirait Jules Ferry) GEORGETTE (lyrique) : Alors, porter les couleurs de Charpentier, c’est porter le casque à pointe, peut-être ? Dites-le franchement, que nous quatre siégeons en casque à pointe ? BERGER-BHÂTON : Un cuirassier de Reischoffen ne portera jamais le casque à pointe, monsieur ! LES QUATRE JURES ZIMMERMANN (en chœur) : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! » ( Mais déjà Forr, se trouve en terrasse où l’attendent les correspondants de presse. Il s’apprête à brandir le volume de Sully Prudhomme) FORR : La littérature, mes chers confrères, est notre beau souci. Elle n’est pas une carrière. Elle est toute vocation . Cette littérature, nous oeuvrons ardemment à la promouvoir aux delà des cuistres universitaires et des vanités mondaines. Notre prix, disons-le tout net, n’est pas celui d’une caste, ni d’une faction. Le lecteur est notre seul souci. C’est en son nom, en celui de l’honnête retraité, de l’ouvrier, de la ménagère que nous le remettons. Pas au nom des arrogants professors de Heidelberg, ni des stylistes salonnards, etc, etc, etc. En toute indépendance, au terme d’un vif débat, d’une qualité remarquable – et j’en remercie les jurés ici présents – je puis annoncer etc, etc, etc.