Les graphistes-maquettistes, iconographes ou cartographes free-lance constituent la variable d’ajustement de l’activité très cyclique et saisonnière des éditeurs scolaires. Dominique Grelier, qui réalise les deux tiers de son activité avec l’édition scolaire, estime avoir perdu pour le moment la moitié de son chiffre d’affaires, après un exercice 2012 qui était toutefois très bon. Revers de la spécialisation, et de la fidélité des éditeurs à leurs équipes de collaborateurs extérieurs, «il n’est pas évident de trouver autre chose quand on est estampillé scolaire ». Elle pêche « les petits boulots, en espérant une reprise pour la rentrée prochaine ». Une autre graphiste, aussi très spécialisée dans le scolaire, a vu ses contrats reculer d’environ 50 %, « après des hivers très chargés qui ne [lui] laissaient pas le temps de prospecter d’autres secteurs ». Les éditeurs tentent aussi de répartir le peu d’activité, pour retrouver leurs prestataires quand l’activité redémarrera. Ils peuvent lancer un projet en urgence, en réponse à la programmation d’un concurrent, mais ces initiatives ont été rares cette année. Sylvie Lavaud, qui travaille dans le parascolaire et la jeunesse, évalue sa baisse de charge de travail à 15-20 %. Laurent Blondel, gérant de Corédoc, agence graphiste de trois personnes, qui travaille avec la plupart des éditeurs du secteur a toutefois « veillé à se diversifier dans le parascolaire, et dans l’illustration et la documentation techniques pour des entreprises industrielles ». Il attend aussi un redémarrage car « deux années difficiles pourront poser des problèmes aux sous-traitants ». <

Des tableaux aux tablettes

Convaincus que l’usage des tablettes tactiles se généralisera dans l’éducation, les éditeurs doivent encore résoudre les problèmes techniques et donner une place aux libraires dans le dispositif commercial.

Signe de l’intérêt des pouvoirs publics pour le numérique éducatif, la halte remarquée du président de la République sur le stand d’Editis lors de sa visite au Salon du livre de Paris, le 21 mars, où François Hollande a manipulé une application éducative. « Le petit journal » de Canal+ a évidemment tourné la séance en dérision, mais elle a valu une notoriété certaine aux éditeurs du groupe. « En vingt ans de salon, je n’ai encore jamais vu une telle effervescence autour du scolaire », s’étonne toujours Philippe Champy, directeur de Retz, un des départements de Nathan, qui a guidé avec succès la main présidentielle dans Syllabozoo, une méthode de lecture au parfum syllabique, adaptée sur écran tactile géant.

« La difficulté qui nous occupe actuellement, c’est que les manuels numériques puissent être lus quel que soit le support, et les challenges sont assez élevés », observe Odile Mardon, directrice éditoriale du département secondaire d’Hachette Education, qui se « déplace beaucoup sur le terrain pour comprendre les motivations ». Tous les éditeurs sont maintenant persuadés que l’usage des tablettes se généralisera. Ils ont programmé pour la rentrée des versions de leurs manuels lisibles sur les principaux systèmes d’exploitation : iOS (pour l’iPad d’Apple), Android (mis à disposition par Google pour les constructeurs de matériel), voire Windows 8, avec lequel Microsoft tente de rattraper son retard sur ses deux concurrents. Chez les géants des nouvelles technologies, le marché de l’éducation soulève aussi des appétits à la mesure des enjeux.

« D’ici deux à trois ans, le prix des matériels aura beaucoup baissé. Pour les responsables des collectivités, c’est aussi la solution au problème du poids des cartables. Il serait suicidaire de ne pas se lancer maintenant », ajoute Odile Mardon. La page « tablettes tactiles » du portail Eduscol consacré à l’enseignement numérique recense en effet plusieurs dizaines d’expériences en France. La dernière en date présentait le 18 mars le projet pilote conduit en Saône-et-Loire autour de la tablette Qooq, assemblée dans le département et soutenue par le conseil général et le commissariat général à l’investissement, avec la participation du pôle éducation référence de Nathan en tant que fournisseur de contenus.

La France reste toutefois loin des choix radicaux pris par quelques pays, le plus spectaculaire étant celui de la Turquie qui négocie l’achat de 15 millions de tablettes, avec Apple en priorité. Le gouvernement français veut transformer ce retard en atout productif. En mars, quatre ministères (Education nationale, Finances, Redressement productif et Economie numérique) ont commandé une mission sur la « structuration de la filière industrielle du numérique éducatif ». Son résultat est attendu en juin. Elle devrait étayer la création du grand service numérique éducatif évoqué par Vincent Peillon, ministre de l’Education nationale, dans son projet de loi sur la refondation de l’école, qui élargit aussi l’exception pédagogique et inquiète les éditeurs.

Aujourd’hui, le numérique scolaire n’est encore qu’un vaste chantier, où presque tout reste à faire. Les éditeurs proposent quelque 1 200 manuels numériques, en version souvent enrichie pour les plus récents, mais dans des formats non homogènes. Il n’y a pas de standard pour les fichiers, et la filière industrielle de diffusion-distribution n’est pas encore structurée, constate Hervé Essa, directeur des ventes internationales chez Jouve pour les services éditoriaux. Dans cet univers incertain, le groupe veut s’imposer comme l’un des principaux prestataires de composition et de mise en page de manuels papier et numériques. « En fonction du niveau de complexité des manuels, la création d’une version numérique en simultané de la version papier représente 5% à 30% du coût de la prestation pour le papier » précise Hervé Essa. Car la cohabitation des deux supports durera… quelques années. Le Languedoc-Roussillon vient certes de lancer le tout premier appel d’offres pour l’achat de manuels uniquement numériques en maths et en anglais pour les 75 000 lycéens de la région, mais cet équipement complète les ouvrages imprimés déjà acquis. « Aucun établissement n’achète de manuels uniquement numériques pour commencer », souligne François-Xavier Hussherr, fondateur de Gutenberg.org et de Lelivrescolaire.com, qui couple son offre numérique initiale avec une version papier, tout comme Sésamath.

1,1

% du chiffre d’affaires.

« L’ePub3 n’apparait pas aujourd’hui comme un standard de lecture adapté pour le contenu éducatif », rappelle Hervé Essa, qui propose des fichiers en HTML 5, format jugé plus adapté pour le moment. L’International Digital Publishing Forum, qui définit la norme ePub, vient juste de créer le consortium Readium pour produire une solution de lecture dédiée à l’ePuB3. Sans attendre, Jouve propose prestations et outils de distribution avec une solution de lecture à base de technologies non propriétaires, et sans intervenir dans l’aval de la chaîne. D’autres compositeurs spécialisés dans le livre, tels IGS, Nord Compo, PCA, sont aussi sur les rangs.

Gutenberg.org et le Lib’ (Livre interactif Belin) proposent également leurs propres solutions de réalisation de manuels, dont les démonstrations apparaissent très convaincantes, mais ces deux prestataires sont aussi acteurs. Le premier, qui s’est adjoint les services et le carnet d’adresses de Jean-Paul Naddeo, ancien directeur général de Larousse, pour démarcher les éditeurs français, apparaît ainsi comme un concurrent avec sa propre production via Lelivrescolaire.com. Il ne rencontre apparemment pas la même réserve du côté des éditeurs étrangers. Le second est développé depuis deux ans par Belin, qui a tenté d’en placer la licence chez ses confrères. Faute d’y parvenir, il vient de se regrouper avec Magnard-Vuibert, seul autre éditeur scolaire important et non contrôlé par Hachette ou Editis, pour créer une filiale commune EduLib, dont les prestations seront commercialisées par Immanens. Afin de distinguer son offre numérique, Belin prévoit par ailleurs de s’allier avec un prestataire pour fournir des tablettes en se chargeant de la maintenance, annonce la P-DG de Belin, Sylvie Marcé. Magnard veut pour sa part simplifier sa tarification et l’accès aux ressources, mentionne Guillaume Dervieux, P-DG de Magnard-Vuibert.

Sur le plan technique, les éditeurs sont toujours à la recherche de la solution peu coûteuse en production qui utiliserait toutes les ressources du numérique (personnalisation, interactivité, simplicité d’usage) sans perdre celles du papier. « Nous avons tenté de concilier ces deux contraintes pendant quatre ans, mais c’est une utopie », regrette François-Xavier Hussherr. Odile Mardon n’y a pas renoncé, et ne veut pas de la « standardisation extrême » qu’imposent certaines solutions. « Tant qu’on n’a pas admis qu’il est impossible de concevoir un manuel numérique exactement comme un livre papier, pour des raisons techniques, on se dresse une barrière infranchissable », juge François-Xavier Hussherr, chez Gutenberg.org, qui adapte des manuels jusque sur des smartphones : « Plus de la moitié des jeunes de plus de 13 ans en possèdent un, et les tablettes vont aussi se généraliser, ce qui pourra générer des achats directs par les familles. »

L’usage le plus courant a commencé avec l’exemplaire vidéo-projetable du manuel, souvent gratuit lorsque l’enseignant a fait acheter pour sa classe les exemplaires papier. Si elle rapporte peu, cette offre a l’avantage de faire remonter des coordonnées validées des enseignants, « très importantes pour la prospection et la fidélisation », insiste Olivier Jaoui, directeur général de Foucher. La licence individuelle par élève disposant du livre coûte de 6 à 8 euros pour quatre ans, soit la durée de vie raisonnable d’un manuel selon les éditeurs, et 25 à 30 % de son prix. Un investissement supplémentaire non négligeable, alors que le numérique doit aussi permettre de réduire à terme les budgets scolaires, dans l’esprit des décideurs politiques. Le ministère a néanmoins accordé un crédit annuel de 8 millions d’euros pour l’achat en 2012 et 2013 de ressources numériques.

Même si le plan concerne d’autres contenus que les manuels, son effet a été évident pour Guillaume Scottez, responsable du numérique éducatif chez Hachette et directeur du Kiosque numérique de l’éducation (KNE), la plateforme de distribution du groupe. « L’activité a progressé de plus de 50 % l’an dernier, en volume et en valeur », signale-t-il. Le Canal numérique des savoirs (CNS), dépendant d’Editis, n’a pu être joint. Globalement, selon Sylvie Marcé, le numérique a généré 1,1 % du chiffre d’affaires des éditeurs scolaires en 2012. <

11.10 2013

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