Avant-critique Roman

Guy Régis Jr, "L'homme qui n'arrête pas d'arrêter" (JC Lattès)

Guy Régis Junior - Paris - février 2023. - Photo © Patrice Normand / JC Lattès

Guy Régis Jr, "L'homme qui n'arrête pas d'arrêter" (JC Lattès)

Dans L'homme qui n'arrête pas d'arrêter, le romancier et dramaturge haïtien Guy Régis Jr signe une symphonie tragique pour un pays perdu.

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Par Olivier Mony
Créé le 05.04.2023 à 09h00

Leçons de ténèbres. « Tu te dis arrête, arrête d'y penser. Comment le peux-tu d'arrêter de penser à trois cent mille. Trois cent mille, trois cent mille. Tu repenses à monsieur Dédé parmi ce nombre infini. Tu arrêtes. Tu recommences. Tu ne peux pas t'arrêter d'y penser. Tu n'arrêtes pas d'arrêter. Parce que simplement tu n'arrêtes pas de recommencer. »

C'était le 12 janvier 2010. Un tremblement de terre secoue Haïti. 300 000 morts, 300 000 blessés, 1,2 million de sans-abri. Une apocalypse bien sûr, mais aussi pour toute une génération d'écrivains et d'artistes de l'île, quelque chose comme une scène initiale. Un point de départ et d'arrivée de toute histoire. Un vortex dans lequel s'écoule irrémédiablement toute représentation, toute fiction.

C'est aussi le cas pour Eddy, cet homme qui n'arrête pas d'arrêter, de recommencer, d'arrêter. Un chevalier à la triste figure, un dépossédé, un vagabond en sa demeure, un peu témoin, presque un fantôme. Avant la grande catastrophe, il savait où et comment se tenir. Employé au bureau d'établissement des passeports et des visas, poste crucial s'il en est en un pays où l'exil est l'horizon suprême. Après, plus rien. Juste la mort. Le voici errant sans fin dans les rues de sa ville, sans cause, allant d'amours éphémères en nuits de dérives alcoolisées, perdant avec constance l'estime de soi et des autres. Jusqu'à un cadavre. Un de plus, mais celui-là, sans qu'il puisse s'expliquer pourquoi, ne sera pas comme les autres. Un pauvre type retrouvé assassiné au volant de sa luxueuse voiture cabriolet. Eddy mènera l'enquête, non comme le flic qu'il n'est pas, mais comme l'endeuillé qu'il est depuis trop longtemps. Au risque de s'apercevoir qu'il est peut-être aussi, confusément, le coupable.

Cette symphonie tragique, cette promenade au jardin des supplices, c'est L'homme qui n'arrête pas d'arrêter, le nouveau roman de Guy Régis Jr − après notamment un très remarqué Les cinq fois où j'ai vu mon père (Gallimard, 2020).

Ce dramaturge, comédien et écrivain est l'une des voix essentielles, dans un pays qui n'en est pas avare, de la création contemporaine haïtienne. Le souffle de son écriture, cette scansion permanente, prend le lecteur à la gorge, ne le lâche plus et le laisse épuisé et profondément troublé. Bien sûr, Eddy ici est beaucoup plus qu'Eddy, c'est Port-au-Prince, cette ville à jamais plongée dans sa nuit et ses excès. Il y a là quelque chose du lyrisme échevelé de Trois tristes tigres de Guillermo Cabrera Infante. Un excès. De beauté.

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