C'est un peu le retour de l'histoire, mais inversée. En 2003, on s'effrayait des vues de la maison Hachette (« la pieuvre ») sur Editis. 2020 voit Vivendi, la maison mère d'Editis, tenter d'avaler Hachette.
Il est vrai que la proie est séduisante. À rebours des méfiances passées, Hachette est un groupe solide, caractérisé par sa continuité, avec des maisons auxquelles a été laissée une indépendance éditoriale et stratégique. Ce mode de gouvernance a été payant, permettant de développer des complémentarités sans brider la recherche des auteurs ni la création de collections. Mais Lagardère - déjà affaibli - est secoué par la crise sanitaire. Tentons de démêler certains pans d'une affaire au dénouement bien incertain.
Arnaud Lagardère, artisan du désastre
2003. Jean-Luc Lagardère meurt. Cette année-là, le Livre de Poche fête ses 50 ans, et Elle son 3000e numéro. Arnaud Lagardère reprend les rênes du groupe.
Quelques mois auparavant, en octobre 2002, Lagardère - maison mère d'Hachette - mettait la main sur le pôle édition de Vivendi Universal (Vup) pour 1,25 milliard d'euros. Mais la direction de la Concurrence de la Commission européenne notifiait une liste de « griefs » à l'encontre de l'opération, de sorte que, fin 2003, le groupe Lagardère rétrocédait 60 % des actifs éditoriaux de Vup, donnant naissance à un nouveau groupe qui prit le nom d'Editis. Hachette devenait le numéro un de l'édition française, et, grâce à une habile politique à l'international, numéro trois de l'édition mondiale grand public.
De son côté, l'héritier Lagardère n'aura eu de cesse de dilapider l'héritage. Une dette personnelle abyssale de 213 millions d'euros en 2018. La vente de sa participation dans EADS, du sport, de la quasi-totalité du pôle magazines, la cession des actifs télévisuels, de Lagardère Studios. Et la récente mise en vente des salles de spectacle.
Le groupe conserve néanmoins quelque allure, avec son vaisseau amiral Lagardère Publishing (Hachette Livre), et Travel Retail (boutiques dans les gares et aéroports - fortement affectées par la pandémie). Il faut y ajouter Paris Match et le Journal du dimanche, Europe 1, Virgin Radio, RFM et la licence Elle 1. De fin 2011 à début 2020, Qatar Investment Authority, filiale du fonds souverain de l'émirat du Qatar, est l'actionnaire principal du groupe Lagardère. En février 2020, le fonds d'investissement britannique Amber, entré au capital en 2016, devient le premier actionnaire du groupe. Le vent tourne pour Arnaud Lagardère, décidé à défendre sa place alors qu'Amber est décidé à la lui enlever.
Il est vrai qu'Arnaud Lagardère a des amis prêts à le sauver, quitte à le laisser emporter dans sa stratégie perdante les derniers fleurons de la maison. À moins qu'il ne s'agisse de s'en emparer. Bernard Arnault (LVMH) prend 25 % de la commandite Lagardère Capital & Management (LC & M), ce qui permet de desserrer la pression du Crédit Agricole, exaspéré par le niveau d'endettement d'Arnaud Lagardère (rappelons au passage que LVMH est entré au capital de Madrigall en 20162). L'émir du Qatar détient 13 % du capital et 20 % des droits de vote. Nicolas Sarkozy et Guillaume Pepy deviennent administrateurs du groupe. Et l'on a même vu Marc Ladreit de Lacharrière entrer au capital puis, semble-t-il, revendre sa part en réalisant une plus-value.
L'appétit vient en mangeant
Et Vincent Bolloré, dans tout cela ? Le 15 novembre 2018, il met la main sur Editis. Le groupe éditorial s'était accoutumé aux changements d'actionnariat, de Vivendi à Wendel puis à Planeta, et de nouveau Vivendi, entre-temps repris par Vincent Bolloré. Dès le début de la négociation, Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, affichait sa stratégie de convergence des biens culturels : « Vivendi ambitionne de développer un groupe européen, centré sur l'image, la musique, les jeux. Mais l'édition, qui a démontré qu'elle était un secteur relativement résilient et est complémentaire à nos activités, nous intéresse aussi. »3 Une convergence qui vaut bien les 900 millions d'euros du rachat.
Le goût de l'édition ne devrait pas s'arrêter là. L'entrée de Bolloré au capital de Lagardère lui permet d'espérer deux catégories de synergies : rapprocher Europe 1 et CNews, et rapprocher Editis et Hachette. Bien sûr, les autorités de la concurrence veilleront au grain, mais la revente de certaines activités des deux maisons pourrait permettre de boucler l'affaire. Et après tout, le positionnement international d'Hachette vaut bien quelques reconfigurations. Les secteurs qui font question sont le parascolaire, les dictionnaires, la littérature poche et le tourisme (l'addition de la part de marché des deux groupes reviendrait respectivement à 71 %, 63 %, 54 %, 50 %4), ainsi que le scolaire, pour lequel chacun des deux groupes a une part de marché de l'ordre de 30 à 40 %. Rappelons toutefois qu'une position dominante ne signifie pas nécessairement la volonté d'en abuser, et gageons que les discussions, si elles devaient avoir lieu, seraient âpres et serrées. Bolloré n'a en tout cas pas hésité à monter progressivement au capital de Lagardère, et, de proche en proche, a atteint 23.5 % du capital. L'appétit vient en mangeant. Quant à l'amitié, elle n'aura eu qu'un temps : ennemis d'hier, Bolloré et Amber se rapprochent à la mi-août afin de réclamer quatre administrateurs au Conseil de surveillance et de s'octroyer un droit réciproque de préemption au cas où l'un d'entre eux souhaiterait vendre ses actions.
Et la littérature, dans tout ça ?
« Je n'ai jamais été stressé par la situation. Je savais que rien de très grave ne pouvait arriver », assure Arnaud Lagardère au journal Le Monde (16 juillet 2020). Mais de quoi parle-t-il ? De sa fortune personnelle ? De l'avenir du groupe ? Sans doute pas du livre, des auteurs, des maisons d'édition au passé séculaire, ni de ce titre d'un des dossiers du rapport annuel du groupe Hachette Livre : « Une construction patiente » 5. Lagardère avait jusqu'alors laissé Hachette mener son chemin, mais qu'en serait-il demain, avec un changement d'actionnaire ?
Trois ingrédients ont fait l'histoire des industries culturelles, et singulièrement du livre : l'acceptation du risque, la diversité, le temps. Le risque, c'est le pari qui lie un auteur et son éditeur, pour un texte pour lequel la recette du succès est toujours à réinventer. Le risque est inhérent au métier : chaque livre est différent des autres, et le pendant du risque est la diversité. Tenter de refaire à peu près le même, c'est voir s'essouffler la demande. La culture a aussi besoin du temps, et l'on ne saurait se contenter d'éphémères succès. Un auteur (sauf quelques-uns sans doute) n'est pas une machine à produire des livres, et il faut l'accompagner dans le temps long de la construction d'une œuvre.
Comment concilier ces exigences avec les petits arrangements nécessaires à l'« absence d'inquiétude » ? Il faut se préoccuper du devenir du livre, de l'indépendance des auteurs. La stratégie de Vincent Bolloré avec Canal+ ne manque pas d'inquiéter le monde de l'édition. Ne soyons pas angéliques, la maison Canal+ n'allait pas bien lorsqu'elle fut reprise. Mais va-t-elle vraiment mieux ? A-t-elle conservé sa culture, son impertinence, son indépendance ? Editis va bien, mais son actionnaire a-t-il accepté l'indépendance des maisons qui composent le groupe ? Et qu'en serait-il pour les maisons qui appartiennent à Hachette ?
On peut s'être réjoui du retour d'Editis dans le giron national, mais ce sont les réponses à ces questions qui dessineront une part de l'avenir de l'édition française. Rappelons que le chiffre d'affaires d'Hachette se monte à 2,384 milliards d'euros en 2019 (dont 65 % à l'international) et celui d'Editis à 733 millions, et que les 10 principaux groupes français représentent à eux seuls 87,3 % du chiffre d'affaires de l'ensemble des éditeurs classés par Livres Hebdo. La concentration est élevée. Doit-elle se renforcer de cette manière ? Rien n'est moins sûr.
(1) Plombé par les effets de la pandémie, le CA du groupe a chuté de 32% entre janvier et juin 2020 et le résultat opérationnel est passé d'un gain de 88 millions d'euros à une perte de 218 millions d'euros.
(2) L'entrée de Bernard Arnault doit être finalisée dans les semaines qui viennent.
(3) Les Échos, 29 août 2018.
(4) Source : GFK.
(5) https://www.hachette.com/fr/une-histoire-un-avenir/une-construction-patiente/
encadré bio photo
Françoise Benhamou, professeure des universités, membre du Cercle des économistes, est spécialiste de l'économie de la culture à propos de laquelle elle a notamment publié à La Découverte L'économie de la culture (8e éd, 2017) et Économie du patrimoine culturel (nouv. éd., 2019). Elle a été membre de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (2012-2018).