La mer qu'on doit penser. Gare à ceux qui outragent la mer. Ulysse qui a fait l'affront à Poséidon, dieu de la mer et des océans, de crever l'œil de son fils le cyclope Polyphème en eut pour ses frais... Point d'odyssée au long cours pour les pêcheurs qui pourtant la tiennent en respect mais un éternel combat afin de remplir leurs filets. Sitôt l'étude des comportements humains érigée en science, ces communautés halieutiques ont intéressé les anthropologues. Mais voilà... Ces derniers - des terriens - ont souvent plaqué sur les marins et autres travailleurs de la mer des grilles de lecture s'appliquant à ceux qui habitaient le plancher des vaches, comme les paysans ou les chasseurs, niant ainsi au monde pélagique sa spécificité propre.
Dans les prolégomènes d'Immersion, Hélène Artaud nous avertit de l'écueil. À travers ce captivant essai sur les imaginaires de l'Atlantique et du Pacifique, l'anthropologue maritime confronte nos regards sur ces deux espaces océaniques qui séparent respectivement le Vieux Continent du Nouveau Monde, et les deux Amériques de l'Asie et de l'Océanie. Elle montre combien le premier nous est plus proche que le second. De notre point de vue européen, s'entend. L'Atlantique, c'est le grand large, l'incarnation de la frontière. Avec l'Atlantique, on est déjà outre-Atlantique, c'est déjà un peu l'Amérique, à savoir : le rêve d'un Eldorado ou juste la promesse d'une vie meilleure. Aussi aura-t-il fallu la traverser cette mer ! Dès Christophe Colomb, l'Atlantique tient du défi prométhéen. L'Océan devient synonyme de gageure technologique. De l'équipement nautique aux concepts de navigation, la machine s'impose - ses rouages, ses boulons, ses boutons s'immiscent jusque dans le cerveau du matelot. Derechef, cette volonté de maîtrise des eaux dévoile l'incapacité de saisir l'altérité de la mer : « La machine, qui opère comme un filtre océanique, finit par constituer un "monde" susceptible de s'affranchir - idéalement de façon définitive - de la mer. » De Jules Verne à Conrad en passant par Moby Dick, le vocabulaire technique engendre une certaine poésie machinique. La littérature se nourrit de science comme elle l'anticipe. Mer et science nouent une relation symbiotique. Le marin a un devenir cyborg...
Mais pour faire véritablement face à ce grand Autre de la mer, sa wilderness, sa radicale sauvagerie aquatique, il s'agira sans doute de changer de boussole, mettre le cap aux antipodes, regarder du côté de l'océan Pacifique. Mieux que « la mer des Autres », des Ouest-Africains ou des Ultramarins, la mer des Océaniens constitue un parfait paradigme des malentendus générés par « une pensée continentalo-centrée ». Devant le « minimalisme instrumental des insulaires [du Pacifique] », les explorateurs occidentaux leur accolent plus aisément encore qu'aux Noirs d'Afrique le label de « primitifs ». Il faudra attendre les années 1970, pour que, secouant les préjugés atlantiques, matérialistes et technophiles, on apprécie les cultures autochtones du Pacifique, qu'à leur tour les ex-colonisés revendiquent avec fierté leur héritage, leur vision de la mer et, partant, de l'univers : lien cosmique à la nature, souci de leur environnement maritime, des massifs coralliens... Grâce à ce « tournant océanique », l'écologie saura, espérons-le, se révéler le trait d'union qui réconcilie les deux perspectives atlantique et pacifique.
Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique
Les Empêcheurs de penser en rond
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 20 € ; 336 p.
ISBN: 9782359252361