Naguère, les bibliothèques s'intéressaient au « besoin » des utilisateurs. Ceux-ci étaient vus comme ayant une demande formulée (ou non) qu'il s'agissait de satisfaire. L'information pertinente était celle qui correspondait le mieux à ce « besoin ». Cette vision de la recherche d'information continue à prospérer parce qu'elle correspond à un type de rapport au monde. En effet, la puissance de la rationalité instrumentale demande de disposer d'informations pour mener à bien un projet, résoudre un problème, etc. Pour autant, est-ce à dire que tous les individus sont centralement définis par ce type de rapport au monde ? La recherche d'information peut reposer sur de tous autres fondements. Quelle est mon humeur ? Quels genres de documents me donnent envie ? Suis-je disponible pour la curiosité ? Toutes ces questions relèvent d'une définition de l'individu par ses émotions, son rapport au monde qui ne sauraient se réduire à sa dimension rationnelle et instrumentale. Pour l'heure, les bibliothèques ont construit des outils mettant en avant la recherche d'information par des critères visant à cerner le contenu. Les SIGB (systèmes informatisés de gestion de bibliothèque) permettent d'interroger les catalogues, y compris à distance, à travers des mots clés, des descripteurs, des caractéristiques du document (auteur, éditeur, date, etc.). La possibilité offerte par certains SIGB (par exemple la médiathèque de Dole ) de proposer des commentaires d'usagers sur un document est présentée comme une innovation mais cela ne suffit pas à modifier la logique de l'outil. Cette défaillance est, dans les discours, les esprits et aussi partiellement dans les faits, compensée par le conseil des professionnels qui savent conseiller des documents qui correspondent à la manière dont l'usager se donne à voir mais il faut que celui-ci se tourne vers eux. De façon plus instituée, les bibliothécaires présentent leurs « coups de cœur » qui résultent d'une sélection intégrant des critères qui ne relèvent pas de la recherche d'information mais qui ne sont pas toujours explicités (qu'est-ce qui gouverne le cœur de chaque bibliothécaire ?). La figure de l'usager porteur d'une subjectivité, d'émotions tend à être masquée, repoussée dans des confins de l'institution dans un mélange de honte et de rejet... Certaines initiatives dans des univers périphériques des bibliothèques s'emparent de cette question et proposent des outils innovants. C'est ainsi que Culturewok propose, pour la musique, la vidéo et les livres un moteur de recherche qui repose sur la définition par l'usager de son atmosphère du moment. Celui-ci la définit à sa manière en sélectionnant (ou non) un genre de musique (« rock », « classique », etc.), film (« policier », « fantastique », etc.) ou livre (« policier », « BD », etc.) et certains adjectifs définissant l'univers du document (« drôle », « limpide », « décalé », « sensuel », etc.). Sur la base d'une indexation par un ensemble de lecteurs, auditeurs et cinéphiles, le moteur sélectionne un nombre limité de documents correspondant à ces choix, parmi un volume de 7000. Pour les curieux, il offre même des propositions de documents d'un autre support mais en intégrant les critères sélectionnés pour le premier support. Cette initiative associative marque un saut dans la manière d'envisager l'offre de références à la population en ce qu'elle part non du document lui-même mais de celui à qui il est destiné. A ce titre, elle gagnerait à être soutenue et appropriée par les bibliothèques dans le cadre d'une rénovation de leurs services. Un site ( Lecture Academy ) mis en place par Hachette livre à destination des lecteurs adolescents exploite une approche comparable. Dans la rubrique « Idées de lecture », ils peuvent définir leur attente en sélectionnant (ou non) un genre de livre (« histoire de filles », « action/aventure », « vampires », « danse », etc.), une catégorie d'âge mais aussi leur « humeur » du jour (« me divertir », « réfléchir/apprendre », « rire », « avoir peur », etc.) et des « ingrédients » supplémentaires pour pimenter sa lecture (« des pouvoirs magiques », « des animaux », « de l'amitié », etc.). Parmi 691 références, le moteur fournit en temps réel le nombre de celles qui correspond aux critères retenus. Et les jeunes lecteurs peuvent en retirer ou en ajouter certains pour réduire ou augmenter le nombre de réponses. Dans les deux cas, le choix du document repose non pas seulement sur ses caractéristiques mais aussi sur celles de l'individu. L'usager est mis en position de choisir à partir de ce qui le définit. La souveraineté de son choix n'est pas implicite, elle est affirmée. Il est reconnu comme acteur. Ses outils sont amenés à connaître un certain succès parce qu'ils sont en phase avec la manière dont ceux à qui ils sont proposés se pensent à savoir comme autonomes, acteurs et comme le cœur de la relation au document.