Livres Hebdo : Une IA peut-elle remplacer un écrivain ?
Tristan Garcia : Penser en termes de « grand remplacement », c'est se tromper ! ChatGPT, c'est un peu faible pour l'écriture, ça tourne vite en rond. Si je demande à ChatGPT « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien », sa réponse reprend des pages Wikipédia. Pour ma part, ça ne m'intéresse pas de converser avec lui pour en faire un livre. Aucun vertige.
D'autres algorithmes sont plus intéressants, comme les GAN, des « réseaux antagonistes génératifs » : un réseau de neurones auto-apprend à partir d'une matière et un autre réseau de neurones artificiels valide ou non ce que produit le premier. Ça donne des résultats assez chaotiques, un peu rigolos. Mais cela ne peut pas prendre la place du créateur littéraire, sauf si la forme littéraire est automatisée, comme les collections qui ont un cahier des charges très précis - les romances des éditions Harlequin, par exemple. L'IA ne remplace pas la créativité, mais automatise des formes présentes dans la littérature.
Même en continuant à apprendre ?
En s'améliorant, l'IA se normalise. Le discours posthumaniste, teinté de théologie, voit surgir de nouvelles formes de conscience ; moi, je ne vois que des formes automatisées statistiques qui recomposent les tonnes de données d'internet et nous envahissent de déchets informationnels. Pas des textes métaphysiques, pas d'intelligence capable de faire de grands romans : mais une décharge. L'IA produit des spams. Et plus elle en déverse sur internet, plus les agents conversationnels s'en nourrissent, ce qui crée des boucles absurdes. On va s'habituer à avoir notre champ visuel pollué d'images et de textes recomposés par l'IA, et personne n'aura de problème à dissocier la créativité humaine et le contenu produit par l'IA.
Mais si l'on restreint la nourriture de l'IA à des textes littéraires, le résultat peut être intéressant ?
Il faut beaucoup de matière pour demander à un générateur de contenus d'écrire quelque chose de nouveau dans le style d'un écrivain. Avec Rimbaud, par exemple, ça ne marche pas, la machine prend un bout de vers des Illuminations et un autre du « Bateau ivre », c'est du pastiche.
Mais même quand on nourrit l'IA de nombreux textes, il se dégage une manière de parler qui lui est propre. Pour moi, c'est le plus intéressant, et ce que je vais essayer de faire dans mon prochain roman : révéler la façon de penser de l'IA, rigide, une personnalité un peu lourde et parfois boudeuse, quand elle refuse de nous répondre, parce qu'elle a été programmée pour être polie ! On voit émerger un style encore difficile à définir, artificiel, bizarre.
Et un nouveau style va peut-être éclore en réaction à l'IA...
Quand la photographie est apparue, il y a eu une réaction forte de peintres, ce qui a donné l'impressionnisme ! Aujourd'hui, les graphistes, illustrateurs (et journalistes, qui vont passer un temps infini à faire le tri dans la surproduction d'informations polluées par l'IA) peuvent avoir des inquiétudes. Mais pas les écrivains.
Dernier ouvrage paru de Tristan Garcia, Laisser être et rendre puissant, Presses universitaires de France, coll. « MétaphysiqueS », 2023, 432 p.