J’ai fait tout récemment une curieuse expérience, qui continue de m’émerveiller et que je veux consigner ici. Je dînais avec Pierre Jourde et notre confrère et ami commun Patrick Tudoret, qui avait pris l’initiative de nous réunir à La Robe et le palais, où les vins, dirons-nous par litote, ont de l’intérêt. Jourde, je l’avais croisé sans doute, mais jamais rencontré, et j’étais donc ravi de cette soirée, d’autant plus que j’avais à lui poser une question précise. En effet, son dernier roman Paradis noir , que j’avais lu quelque temps plus tôt, se déroulait, entre autres décors, dans une école de Clermont-Ferrand, tenue par une congrégation religieuse. Or, la description qu’il en faisait me fascina. Il connaissait l’endroit, c’était certain, il s’était à l’évidence inspiré de l’école Saint-Gabriel ! Tout y était ! Le «  Cher Frère  » Anselme qui surveille la cour, c’était évidemment en réalité le «  Cher Frère  » Basile dont je me souvenais, moi. Bien sûr, tout cela était amplifié par l’imagination de Jourde, à certains égards vialattienne, et par son verbe flamboyant : «  Son énorme tête rouge et crevassée ressemblait à l’un de ces astres morts, labourés de séismes, qui épouvantent les télescopes…  » N’empêche que l’évocation était précise, exacte, les couloirs obscurs, une inquiétante sainte Vierge dans un coin d’ombre, la cour de récréation bruyante d’enfants laids, ça ne pouvait être que l’école Saint-Gabriel. Comme je savais Pierre Jourde lié à l’Auvergne, je ne tardai pas à lui demander, une fois installés à table, confirmation de ce point. Et alors, Jourde me répondit tranquillement : «  Non. D’ailleurs, je n’ai jamais fréquenté aucun établissement religieux à Clermont-Ferrand. (Geste évasif.) J’ai pensé que ça devait être comme ça…  » «  J’ai pensé que ça devait être comme ça  ». Je ne garantis pas l’exactitude de la formule, mais à peu près. Jourde a «  pensé que ça devait être comme ça  » et il m’a sorti le Cher Frère Basile, tel qu’en lui-même, il me l’a jeté à la figure, il ne manquait pas un bouton de soutane, pas une odeur de pieds, j’aurais contresigné le paragraphe. Il me semble qu’il y a là, en ce qui concerne les puissances du roman, quelque chose qui est de l’ordre de la preuve. Un romancier est quelqu’un qui «  pense que ça devait être comme ça  » et qui trouve tout. Du moins, un bon. * A la deuxième page de son roman, la demoiselle va à la ligne, sans doute pour faire comme Musso ou Rahimi, et elle écrit : «  Bienvenue en enfer.  » Et alors là, on sent qu’elle a dû se dire «  Waouh, ça va drôlement le faire, ça, ça déchire grave, ça tue sa mère, ça, à la ligne et Bienvenue en enfer !  » D’autant plus qu’en deux pages, il y a déjà eu de la crasse, de l’alcool, du vomi, du trou du cul. Elle a dû se dire qu’elle aurait l’air d’une jeune romancière comme il faut l’être, d’une qui n’a pas peur du trash, d’une qui n’a pas froid aux yeux. C’est comme ça, une jeune romancière d’aujourd’hui. Ça a un visage d’ange, c’est plein de grâce, et ça vous laisse entendre que ça a traversé les plus glauques sous-sols de la vie. Bon, je ne veux pas être injuste, je n’ai pas lu la suite, c’est peut-être excellent, et je ne préciserai donc pas dans lequel des premiers romans de la rentrée j’ai trouvé ça. Par contre, je crois qu’il existe encore un métier qui s’appelle directeur littéraire (à moins qu’il ne faille dire : coach d’écriture ?). Et il me semble que j’aurais quelques dispositions pour exercer ce métier, disons que je crois savoir lire, et en l’occurrence j’aurais dit à la demoiselle : «  Ecoutez, vous avez du talent, vous irez peut-être loin, je vous aiderai si je peux. (Coup de poing sur la table.) Mais alors ça, ma petite cocotte, vous ne me le refaites jamais. OK ?  » * J’ai trouvé très intéressant le blog de Claude Poissenot ( sur ce même site ) consacré au désherbage de la bibliothèque centrale de Rennes. Intéressant par l’approche très mesurée, très sensible à la diversité des réactions et à la complexité du problème. Le nombre de commentaires reçus prouve à lui seul cette complexité et ce que le sujet a de brûlant (si j’ose dire). Deux remarques. Là comme ailleurs, je me méfie de l’expression «  le livre  » en général. Tout livre n’a pas forcément de valeur, tout livre ne fait pas œuvre. Je me contrefiche que l’on jette La Cuisine facile en 50 leçons publié chez Solar en 1980. Parler «  du  » livre, ou de «  la  » lecture, comme on le fait tout le temps, revient à poser une valeur absolue les yeux fermés, sans savoir ce qu’elle recèle. Récemment, le journaliste Daniel Martin m’a téléphoné pour me demander ce que je pensais de la suppression de « Lire en fête ». J’ai répondu à Daniel que je n’en pensais rien, et c’était la vérité. Ce qui m’intéresse, c’est tel tableau de Rembrandt où le visage de la lectrice semble éclairé par le livre. Rembrandt avait l’œil, ce phénomène existe réellement ; dans certaines conditions de lumière ambiante, le blanc des pages se projette sur le visage auquel elles font face. Et ça, c’est important. Vous voyez ce que je veux dire ? Seconde remarque. Je me méfie un peu du caritatif, fourguer aux bonnes œuvres les vieux nanars dont nous ne voulons plus. Enfin, ça doit être jugé au cas par cas. Quelqu’un a parlé de l’Afrique. Non. L’Afrique n’a pas besoin de nos rebuts. Les conditions de l’édition y sont très difficiles pour toutes sortes de raisons que je n’ai pas besoin de préciser ici. Mais les Africains n’ont pas besoin de nos rebuts, je ne suis pas d’accord. D’ailleurs, personne n’a besoin de rebuts, il faut le meilleur pour tous.
17.10 2013

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