Avant-critique Science-fiction

Jaroslav Melnik, "Je ne me lasse pas de vivre" (Actes Sud)

Jaroslav Melnik - Photo © DR/Actes Sud

Jaroslav Melnik, "Je ne me lasse pas de vivre" (Actes Sud)

Dans un magistral chef-d'œuvre dystopique, l'auteur lituanien Jaroslav Melnik campe un narrateur qui a vécu plus de mille vies mais que l'immortalité a épuisé.

Parution 6 novembre

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Par Cédric Fabre
Créé le 29.10.2024 à 09h00

Immortelle randonnée. Nous sommes en 5870 et l'humanité a radicalement changé depuis déjà deux millénaires, grâce à ce qui fut nommé le « Grand Bond ». On est désormais immortel dans l'État Éternel Planétaire et cette nouvelle civilisation vit dans la paix, les armes ayant même été reléguées dans les musées. Il a suffi de trouver le moyen de transplanter le cerveau dans un autre corps, selon un procédé désormais bien rodé : quand le corps vieillit, on se rend dans une ferme d'élevage de Korgs, des sous-êtres humains au cerveau animal, et l'on choisit un spécimen, un corps que l'on habitera jusqu'à ce qu'il nous trahisse, avant d'en changer à nouveau. Le narrateur a plus de mille ans et a usé de nombreux corps. Il a le plus souvent été un homme mais aussi parfois une femme, il s'est appelé Dio, Itchmak ou Iya, il a été mathématicien, océanographe ou compositeur. Réalisant un jour que chaque renaissance est en réalité une disparition, il tâche de se souvenir... De sa mère, en premier lieu, qu'il a perdue le jour où, devenue une vieillarde chétive et malade, elle a pris le corps d'une belle femme de 25 ans ; puis de sa fille, qui est devenue un homme. L'effet est celui d'une valse des corps étourdissante, où ceux que l'on aime se métamorphosent et s'éloignent, où l'on ne connaît même plus les centaines d'enfants qu'on a eus durant les siècles passés. Le nouveau corps modifie le fonctionnement du cerveau, et l'identité est devenue une donnée floue et indéfinissable dans un univers où la filiation et les liens sociaux et familiaux n'ont plus de sens. Le lecteur se laisse envahir de façon parfois troublante par le récit émouvant de cet homme qui devise sur sa vie et qui assène : « Maudit psychisme, qui n'a pas été créé pour ce nouveau monde ; maudite civilisation, qui a créé ce monde impensable. » L'homme se questionne sur l'asservissement des Korgs, qu'on ne considère comme humains que par leur physique, et il s'attarde sur un épisode qui a modifié le cours de son existence, lorsqu'il est tombé amoureux d'une mortelle, Kaya. Celle-ci vivait avec ses semblables dans des « oasis de vérité », où se regroupaient des hommes et des femmes refusant l'immortalité, décidés à mourir avec et dans leur corps d'origine. Un prêtre avait alors ouvert les yeux du narrateur en lui parlant d'une autre forme de vie éternelle, tandis que des meurtres étaient perpétrés contre les mortels par ceux qui refusaient de cohabiter avec eux. On s'attache infiniment à cet homme dont les souvenirs remontent dans le désordre et qui va enfin apprendre à pleurer... Chef-d'œuvre de l'auteur lituanien Jaroslav Melnik, Je ne me lasse pas de vivre est un roman d'une sagacité stupéfiante, forcément dérangeant, qui nous souffle entre les lignes que s'annonce une ère de schizophrénie institutionnalisée qui, aux accomplissements et au principe de finitude, préfère le désir d'éternité, sans réaliser à quel point celui-ci est coercitif.

Jaroslav Melnik
Je ne me lasse pas de vivre
Actes Sud
Traduit du lituanien par Laurence Foulon
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23 € ; 384 p.
ISBN: 9782330197995

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