Entretien

Jean-Yves Mollier : "En 1983, Jean-Luc Lagardère s'était déjà porté acquéreur de Larousse"

Jean-Yves Mollier - Photo OLIVIER DION

Jean-Yves Mollier : "En 1983, Jean-Luc Lagardère s'était déjà porté acquéreur de Larousse"

Les historiens Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot ont reconstitué pour la première fois l'histoire complète de Larousse. Histoire de la librairie Larousse (1852-2010), leur somme de 700 pages qui paraît le 14 mars chez Fayard, est nourrie d'archives inédites.

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avec Créé le 04.02.2015 à 12h39

Livres Hebdo - Qu'est-ce qui vous a le plus surpris dans les recherches que vous avez menées avec Bruno Dubot pour retracer l'histoire complète de la librairie Larousse, que vous connaissez bien ?

Jean-Yves Mollier - Il y a deux choses qui nous ont surpris. La première, c'est l'espèce d'acharnement des familles qui ont dirigé Larousse pendant plus de cent ans à se disputer et à se déchirer sans rien en laisser transparaître à l'extérieur. Pierre Larousse était sans descendance, ce sont des neveux qui ont ensuite été appelés à la direction. Les générations se sont succédé jusqu'à la vente par la quatrième génération. A la fin de la Première Guerre mondiale, Lucien Moreau, qui souhaite accéder à la direction, est le bras droit de Charles Maurras à l'Action française. Globalement, ses cousins sont d'accord avec ses idées. Mais ils pensent qu'il n'est pas judicieux d'accoler à la maison une image d'extrême droite qui n'est pas celle de la clientèle Larousse, la « petite classe moyenne » et la « moyenne classe moyenne ». Ils vont lui demander de choisir entre la politique et la maison. Il a choisi la politique et il est parti. C'est la première fois que l'on a des documents qui prouvent ces profondes dissensions. Il est rarissime de trouver des archives entrepreneuriales qui restituent le climat d'une maison pendant plus de cent ans. A l'Imec, on trouve des agendas, des carnets de notes, des journaux intimes... Il n'y a jamais eu de tri entre les archives de l'entreprise et les archives familiales, c'est un vrai bonheur pour les historiens !

La deuxième surprise est un scoop. On a beaucoup glosé, à juste titre, quand Jean-Luc Lagardère s'est porté acquéreur en 2002 de Vivendi Universal Publishing, dont faisait partie Larousse. Or, dans les archives, j'ai été extrêmement surpris de trouver une lettre de Jean-Luc Lagardère, datée de 1983, par laquelle il se portait acquéreur des actions de la famille Larousse qui était décidée à vendre. Il disait : je ne vais pas intégrer Larousse dans la librairie Hachette, les deux entités demeureront complètement indépendantes. L'offre n'a pas abouti et la famille a préféré vendre à CEP Communication. Je ne sais pas si Jean-Luc Lagardère y a pensé vingt plus tard, mais il est frappant de voir à quel point une logique industrielle est en place et s'impose aux individus, quelle que soit leur propre stratégie.

Comment expliquer la longévité de la maison Larousse ?

Pierre Larousse s'est imposé dans un milieu très concurrentiel - il y avait des dizaines et des dizaines de dictionnaires au début du XIXe siècle. En 1826, Louis Hachette est entré dans l'édition pour réformer les livres de classe. Vingt-cinq ans plus tard, Pierre Larousse considère que l'enfant a besoin à la fois de livres de classe et de bons dictionnaires, ce que Louis Hachette n'avait pas vu. En 1856, il publie le Nouveau dictionnaire de la langue française, un volume épais et de tout petit format. Au fond, il comprend que pour qu'une pédagogie soit efficace, elle doit s'appuyer sur d'excellents outils. En 1905 paraît le Petit Larousse illustré, que la maison n'aura de cesse de perfectionner, et de modifier tous les ans. En réalité, chaque année, c'est surtout le millésime qui change. Et le consommateur a l'impression que le dictionnaire change tous les ans. La grande intelligence des dirigeants, ces dernières années, a été de confier à de très grands designers le relooking des Petit Larousse. La maison a su trouver en permanence les moyens d'innover et de donner envie de racheter le livre avant même que le produit soit hors d'usage. Il n'existe pas d'autre exemple de ce type.

Pas même le Robert ?

C'est une autre histoire, qui nous amène au côté encyclopédique de Larousse. Pierre Larousse a mis en chantier le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 20 700 pages, 15 volumes. Il y a mis toute son énergie et il en est mort. Après lui, la maison poursuit la tradition des grandes sommes encyclopédiques. Elle va connaître des concurrents, qui ne parviendront pas véritablement à remettre en cause son quasi-monopole. En 1950, Paul Robert démarre un projet, reprenant celui de Littré. Il prend une part de marché assez haute à Larousse. C'est plus tard seulement que ses successeurs auront l'idée d'imiter Larousse en déclinant le produit sous divers formats. Mais il n'y avait jamais eu la tentation de millésimer. Pour avoir le courage financier et entrepreneurial de lancer tous les ans un nouveau millésime à l'automne, il faut avoir les reins extrêmement solides. C'est ce qui a freiné les concurrents. Jusqu'en 1972, Larousse s'est toujours autofinancé, sans jamais faire appel aux banques.

Cet appel aux banques marque le début d'un déclin pendant une dizaine d'années.

On passe d'une entreprise intégrée verticalement et horizontalement à une entreprise d'édition uniquement. En 1970, Larousse a plus de 1 000 salariés, dont 300 dans l'imprimerie de Montrouge et l'atelier de reliure. En 1974, l'imprimerie est fermée ainsi que la reliure. En 1983-1984, c'est la vente des actions familiales au groupe CEP Communication. L'entreprise va connaître une série de dégraissages, comme on dit vulgairement dans le vocabulaire des gestionnaires, pour tomber à 400 salariés en 2000, regroupés rue du Montparnasse. CEP Communication a connu une histoire extrêmement chaotique, sur laquelle Livres Hebdo a publié des dizaines et des dizaines d'articles. Cela n'a pas contribué à maintenir assez longtemps une direction chez Larousse, avec des objectifs d'entreprise clairs et stratégiques. Comme d'autres entreprises d'édition, un des gros problèmes de ces années est l'absence totale d'unité de direction. Le personnel valsait. Larousse avait conservé ses équipes, capables de produire les encyclopédies. Mais elles tournaient à vide, sans savoir de quoi demain serait fait. Au moment du cent cinquantenaire de Larousse, en 2002, les dirigeants étaient incapables de savoir ce qu'ils avaient dans leur catalogue. Le personnel a touché le fond en 2002-2004 : pour la première fois, il a manifesté plus d'une fois dans la rue.

La reprise définitive par Hachette en 2004 a-t-elle mis fin aux incertitudes ?

L'intelligence, l'habileté de Jean-Louis Lisimachio [P-DG d'Hachette jusqu'en 2004] a été de laisser à la direction de Larousse des gens qui étaient déjà en place. Il a eu conscience qu'il fallait un minimum de culture d'entreprise. Cette confiance a permis d'imaginer la très belle opération de rhabillage par Karl Lagerfeld en 2004, alors même qu'elle arrivait quelques années après seulement celle de Christian Lacroix. Ce fut une réussite, qui a permis de redonner de la trésorerie et de relancer la maison. Nous avons décidé de traiter la partie la plus récente de manière plus objective et neutre, vue du dehors. Tout simplement parce que nous sommes historiens. Nous donnons des chiffres : arrivée en 2006 comme P-DG, Isabelle Jeuge-Maynart a continué à dégraisser et aujourd'hui il n'y a plus que 200 salariés. Mais en lançant en 2008 une encyclopédie interactive en ligne pour essayer de concurrencer Wikipédia, la maison est sans aucun doute dans une filiation avec Pierre Larousse, qui écrivait pour ce lecteur qui s'appelle M. Tout-le-monde. Il n'y a rien de plus beau, et c'est aussi ce qui a fait la renommée du Larousse dans le monde. Isabelle Jeuge-Maynart, que je n'ai pas rencontrée, est à la tête d'un capital culturel énorme. Je suis très frappé par les témoignages d'attachement au Larousse dans le monde entier.

Votre livre paraît chez Fayard, au sein du groupe Hachette. A-t-il fait l'objet d'une relecture particulière ?

Je ne l'aurais pas accepté. Mes rapports avec Hachette sont extrêmement compliqués, notamment depuis 2008 et la publication de mon livre Edition, presse et pouvoir en France. Arnaud Nourry avait peut-être oublié que dix ans plus tôt il m'avait signé un chèque en blanc pour que j'aie accès à l'intégralité des archives à l'Imec... Mes éditeurs peuvent me signaler des erreurs, corriger le style, mais en trente ans, je n'ai jamais accepté la moindre censure.

Histoire de la librairie Larousse (1852-2010), par Bruno Dubot et Jean-Yves Mollier, Fayard. 738 p., 27,61 euros. ISBN : 978-2-213-64407-3. A paraître le 14 mars

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