En mémoire d'Anvers. « Regarder derrière soi n'illumine pas forcément. On continue parfois de ne pas comprendre ce qu'on a vécu. Tu m'as mis à l'épreuve, mon Dieu », constate amèrement Beer. Cet homme, dont le prénom signifie ours en flamand, est un veuf esseulé qui a connu drame après drame. « Quand un homme a dû rendre à la terre trois femmes, et que deux d'entre elles ont en plus quitté ce monde avec un enfant presque à terme dans leur ventre, il considère sa semence comme maudite. » Pourtant, il a cru chaque fois échapper à cette destinée tragique. Seul son fils Ward a survécu. Un garçon différent par sa pilosité excessive et son tempérament. Mais Ward ne suffit pas à compenser sa peine et leurs liens resteront d'ailleurs toujours tendus. Lorsque Beer partage son histoire, les gens sont visiblement émus. « Vous vous demandez certainement pourquoi Dieu vous considère comme un Job à qui il faut tout prendre. » Beer pense plutôt qu'il n'a pas le don de l'amour et de l'acceptation. Aussi est-il persuadé qu'il « ne mérite pas de repos. Il me reste les histoires. Et les histoires n'apportent pas le repos ». Surtout en ce XVIe siècle, où Anvers semble engloutie par un hiver interminable et une guerre féroce. Témoin de ces heures sombres, Beer fuit sa cité pour se réfugier à Amsterdam. Il recommence tout, mais son cœur demeure dans sa ville natale. La nostalgie l'étreint tellement qu'il la revisite en pensées. « Ceci est mon Anvers, où cette parole intime est née, une ville qui a renié sa richesse » et ses Lumières. Sa grandeur était à la mesure de ses promesses : commerce, paix et liberté. Elle avait pour autre atout la multiplicité des talents dans des domaines passionnants et divers : l'astrologie, la cartographie, l'imprimerie ou la peinture. De nombreux ateliers, comme ceux de Mercator ou Bruegel, devinrent d'ailleurs influents bien au-delà des frontières belges. Le succès encouragea la ville portuaire à s'accroître constamment. Beer se trouvait alors au cœur même de l'activité de la ville, puisque son Auberge de l'Ange abritait une confrérie secrète, la Famille de l'Amour. Ce qui lui permettait de se rapprocher de certains hommes de culture, comme Abraham Ortelius. Un jour, Beer fut approché par des explorateurs lui demandant de garder une « femme sauvage » et sa fille. Le brave Beer révéla alors un visage troublant, nettement moins humaniste. À l'image de son pays, qui sombra sous le coup de l'occupation espagnole, des tensions religieuses, de la guerre et la barbarie. Comme si l'histoire se répétait inlassablement... « Les monstres dansent, personne ne sait de quoi demain sera fait. Peut-être que la vie n'était qu'un piège... La folie nous menace tous. La victoire ne sera ni à Dieu, ni au Diable », mais peut-être à l'amour, fragile. Avec La femme sauvage, l'auteur flamand Jeroen Olyslaegers livre une fresque digne d'un maître du Siècle d'or. La richesse de ses mots rend la ville d'Anvers particulièrement vivante. Alors que Trouble (Stock, 2019) la mettait en scène lors de la collaboration, ce dense nouveau roman la dévoile dans toute son horreur et sa splendeur. Telle l'âme humaine, à la palette indéfinissable.
La femme sauvage
Stock
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 512 p.
ISBN: 9782234092327