Du côté de chez Thèves. Cap à l'Est, toute ! À l'image du narrateur de Proust, Julien Thèves, écrivain rare, a deux côtés dans sa famille, séparés à peine d'une centaine de kilomètres, aux confins de la Lorraine, des Vosges et du Luxembourg (Schengen). Une espèce de triangle des Bermudes, version montagneuse.

À B., en Moselle, dans un petit appartement d'une cité aujourd'hui laissée à l'abandon, il y avait ses grands-parents paternels, les Thèves. Le grand-père : « papi » ou « pépé » ? On les confond un peu dans la mesure où le récit passe sans cesse des uns aux autres, réunissant les deux « côtés » dans les souvenirs de l'auteur. Ce modeste douanier à la retraite était assez taiseux, un peu froid. Sa femme était plus avenante et bonne cuisinière. Enfant, on allait les voir, et on s'ennuyait pas mal. « En Moselle, on restait », écrit Julien Thèves. Parfois, pépé évoquait son propre père, Jean (né Johannes quand la région était annexée par les Allemands), un mineur de fer mort en 1926 dans un accident. Aujourd'hui, la mine d'Hettange-Grande est fermée, elle appartenait à ArcelorMittal...

Dans les Vosges vivaient papi et mami, plus bourgeois. L'hiver, ils partaient s'installer à Nice. Ils étaient plus chaleureux, plus intéressants pour un gamin. « J'adorais mon grand-père », dit Julien. Dans sa mémoire, « les Vosges [maternelles] étouffent la Moselle [paternelle] ». Un côté a pris le pas sur l'autre. Cependant, c'est en Moselle, durant le confinement, que Thèves a écrit son livre, « sur le motif » mais sans retourner forcément partout. Au passage, on apprend quelque chose d'étonnant : le grand-père des Vosges était le meilleur ami d'enfance du poète Jean Desbordes, un jeune Vosgien qui fut durant sept ans l'ami / amant / amour de Jean Cocteau. Résistant, il est mort à Paris le 6 juillet 1944 sous les tortures des nazis. Cocteau l'a pris pour modèle de son très gay Livre blanc et il lui a donné un rôle dans son film Le sang d'un poète (1930). Il y jouait l'ami, en costume Louis XV. Julien Thèves a retrouvé un exemplaire de son essai poétique J'adore, paru chez Grasset en 1928 avec une préface de Cocteau, tendrement dédicacé au papi : « À mon cher ami chéri, qui fait partie de mes plus beaux souvenirs. » De là à suggérer une idylle... Le grand-père est mort. Ses enfants, bien sûr, ne sont pas au courant : mais connaît-on jamais vraiment les gens de sa famille et leur « petit tas de secrets » ?