La bombe humaine. Dans le désert d'Alamogordo, au Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945, la boule de feu provoquée par la bombe atomique Trinity atteint le million de degrés et la puissance de l'explosion est évaluée à 18,6 kilotonnes de TNT ! Robert Oppenheimer (1904-1967) observe la lumière bleue qui s'étale. « Et voilà, nous sommes tous des fils de pute ! » Dans sa poche, il a un exemplaire des Fleurs du mal. Le plus grand programme militaro-scientifique jamais entrepris s'achève sur une catastrophe morale. Et Oppenheimer, s'il n'était pas aussi schizophrène qu'un psychiatre l'avait prétendu, était d'une grande fragilité émotionnelle. On connaît la fameuse phrase lancée par le physicien au président Truman après le désastre de Hiroshima le 8 août 1945 : « Nous avons du sang sur les mains. » Et la réplique du président des États-Unis : « Ne vous inquiétez pas, ça part au lavage... »
Dans cet ample et magnifique travail récompensé par le prix Pulitzer de la biographie en 2006 et qui a servi de trame au film Oppenheimer de Christopher Nolan (sortie sur les écrans le 19 juillet), les historiens américains Kai Bird et Martin J. Sherwin (décédé en 2021) désignent le savant comme un « destructeur de monde ». Cet homme délicat, suprêmement intelligent, s'est cru à un moment maître d'un monde nouveau parce qu'il avait conduit des recherches pour détruire l'ancien. Mais en donnant aux militaires le feu nucléaire, il prend conscience d'avoir bouleversé l'équilibre sur la Terre. « La physique et l'enseignement de la physique, soit toute ma vie, me semblent désormais sans objet. »
Celui qui pilota le projet Manhattan s'est retrouvé au centre de tous les débats sur la responsabilité de la science après la Seconde Guerre mondiale. L'ouvrage montre qu'il n'était pas qu'un expert de l'atome. C'était aussi un homme cultivé, un poète et un rêveur, lecteur de textes en sanskrit et de tracts révolutionnaires. Sa bibliothèque est fournie en littérature française et dans sa maison de Princeton, il collectionne les tableaux de Derain, Vuillard et Van Gogh. C'est le mystère de la vie qui l'intéresse, pas les armes de cette nouvelle physique. Et pourtant...
Après les plus de 100 000 morts de Hiroshima et de Nagasaki, sa figure prend le masque de la tragédie. Un personnage shakespearien, plongé dans la folie des hommes. Ce lecteur de Dante a endossé tous les rôles : héros, martyr, philosophe subtil, technocrate borné, intellectuel engagé. Il était tout cela non pas à la fois mais à la suite. Chaque période le voyait changer d'identité pour pouvoir supporter ce destin qu'il avait choisi. Il avait voulu être un leader de la science. Il en sortit bouc émissaire et sans prix Nobel. Parce qu'il fut par la suite un pacifiste convaincu et qu'il prit position en faveur du communisme, on le soupçonna de travailler pour l'URSS. Le FBI lui fit des misères et Eisenhower le suspendit. Cette biographie stimulante nous immerge dans un monde fascinant où de grands esprits peuvent conduire à de grandes catastrophes.
Robert Oppenheimer. Triomphe et tragédie d'un génie Traduit de l’anglais (États-Unis) par Peggy Sastre
Le Cherche Midi
Tirage: 5 500 ex.
Prix: 28 € ; 896 p.
ISBN: 9782749176260