Essai/France 17 avril Judith Epstein Schlanger

Outre une dizaine d'ouvrages sur les diverses manifestations de la pensée, Judith Schlanger est l'auteure de La mémoire des œuvres (Nathan, 1992, Verdier, 2008), un essai splendide sur la multiplicité des livres que l'on garde comme un viatique et auquel on se reporte quand on doute de l'importance de la littérature. Ma vie et moi vient prolonger la réflexion de cette grande dame aujourd'hui octogénaire qui n'est pas atteinte par les maussaderies de l'âge. La philosophe, qui a longtemps enseigné à l'Université hébraïque de Jérusalem, pose la question fondamentale de la compagnie de soi. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Qu'ai-je traversé ? Mon histoire résume-t-elle ma vie ?

Là encore, le recours à la littérature s'avère utile. Judith Schlanger rappelle que le genre autobiographique surgit au siècle des Lumières, notamment avec Rousseau, à ce moment où l'individu apparaît dans la société et où la vie humaine devient dynamique. Dans les romans d'éducation ou de formation, les héros vieillissent avec le temps et tirent le bilan de leur destinée. Ils sont eux-mêmes l'aventure et posent un verdict sur leur propre histoire.

Judith Schlanger suggère que nous tentions la même expérience. « Nous ne sommes pas seulement un choix de jeunesse, nous sommes la longue suite, nous sommes tout le parcours. » Dans un style limpide, avec le sens de la formule, elle souligne que nous sommes autre chose que les événements de notre biographie. Entre Ma vie et moi, il y a une distance qu'on peut explorer dans les arts et particulièrement dans les livres. « Mon passé me possède comme je le possède. » Et ce passé fait histoire. Le cours d'une vie peut donc être envisagé comme un roman. « Autant la fiction moderne a fait imploser les conventions de la narration linéaire, bouleversé tout ce qui est séquence, tempo, ordre, disposition temporelle, et fait du traitement de la temporalité un enjeu littéraire ; autant, lorsqu'il s'agit de raconter sa vie ou d'écrire une biographie, dans la grande majorité des cas le récit continue de suivre une chronologie linéaire. »

En faisant appel aux textes antiques ou à la branloire pérenne de Montaigne, elle interroge les limites que nous avons du sentiment de nous-mêmes à travers nos vies et se demande comment faire pour que nous coïncidions avec notre récit personnel.

On ne se réduit pas à son résumé, car la vie déborde toujours du récit. C'est donc dans les marges qu'il faut rechercher le peu de soi qui nous échappe encore. Chateaubriand voyait dans cette liberté le moyen de quitter sa propre histoire lorsqu'elle devient pesante. C'est également, pour Judith Schlanger, une manière de s'accepter et d'entretenir un rapport narratif à soi. « La douleur de ne pas adhérer à son expérience de vie me paraît un des pires noms du malheur. » Elle signale à dessein que « nous sommes des êtres temporels à travers un temps qui s'impose et un temps qu'on habite ».

Il y a une force de conviction chez Judith Schlanger qui confine à l'évidence. Ce précieux vade-mecum, qui aide à supporter ce qu'on est devenu, en est une belle illustration.

Judith Epstein Schlanger
Ma vie et moi
Hermann
Tirage: NC
Prix: 18,50 euros ; 128 p.
ISBN: 9791037001023

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