Décidément, Lydie Salvayre regrette d'avoir dit oui. De ne pas s'être tenue à son premier mouvement et avoir décliné cette étrange proposition d'Alina Gurdiel pour la collection « Ma nuit au musée » inaugurée en octobre dernier avec Le peintre dévorant la femme de Kamel Daoud. Passer une nuit entière seule au musée Picasso de Paris où se tient l'exposition « Picasso/Giacometti », enfermée auprès d'une œuvre d'art qu'elle n'a jamais contemplée qu'en deux dimensions, sur catalogue : le célébrissime Homme qui marche d'Alberto Giacometti. Car la révélation, l'éblouissement ne sont pas au rendez-vous. Assise inconfortablement sur un petit lit de camp, ou réfugiée dans les toilettes comme quand elle était enfant, l'expérience s'avère non seulement décevante mais la plonge dans un désagréable malaise. La confrontation intime et directe suscite chez elle de la colère puis un « désemparement ». « Chez moi la colère conduit presque toujours au désemparement, la colère en retombant fait tomber mes parements et une fois mes parements à terre je ne suis pas belle à voir, moralement parlant. » Mais d'émotion esthétique, d'épiphanie sensorielle, point. L'œuvre ne lui dit rien. La contemplation de la sculpture tant aimée ne fait naître que de « sombres pensées », « cœur et cerveau secs ». Au téléphone, Bernard, le compagnon de 30 ans, essuie les ruminations.
C'est « la nuit des questions à deux balles », des « dilemmes relatifs à l'art et à son imposture » où elle s'interroge sur ce qui la touche, sur son intérêt pour l'art : un conditionnement ? L'absence de réponse réactive chez elle des vieux complexes d'infériorité sociale, des « souvenirs de honte », l'écho d'une phrase mortifiante entendue quand elle avait 30 ans dans un dîner mondain « elle a l'air bien modeste », un jugement lourd de conséquence sur son choix d'écrire et qui l'a fait ériger la modestie en « valeur suprême ». « Et c'est elle, je crois, qui me fit aimer L'homme qui marche », avance-t-elle. L'humilité du geste créateur de Giacometti, son obstination en dépit de l'impuissance, les sujets, le vivant se dérobant toujours à la figuration ; son art d'échouer « grandiose ». « Immense modestie et extrême patience de Giacometti », note-t-elle, admirative.
Une fois sortie, tout ça décante. Fait son chemin. Le prix Goncourt 2014 n'est pas du genre à lâcher l'affaire. Elle se plonge dans « la légende » de l'artiste - « Est-ce que je l'idéalise trop ? ». Elle ausculte à nouveau sa défiance vis-à-vis des musées, ses propres ambivalences. Et on aime quand elle s'enflamme, rue dans les brancards, s'aventure dans ses retranchements. Bouscule sans faux-semblant ses certitudes, se moque d'elle-même - « une analphabète du beau », « une infirme du sens esthétique » -, de ses « élans lyriques ». Les mois passent, Lydie Salvayre décide d'y retourner, pour voir l'exposition « Picasso 1932, année érotique », mais de jour cette fois-ci, comme tout le monde.
Marcher jusqu'au soir, titre emprunté à un poème de son cher Baudelaire, est une marche d'élucidation, un mouvement lent parce qu'elle est lente, dit-elle. Les révélations ne sont pas celles attendues au départ, pas fulgurantes, mais elles n'en sont pas moins lumineuses.
Marcher jusqu’au soir
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Tirage: 9 000 ex.
Prix: 18 euros ; 220 p.
ISBN: 9782234083622