Étude

La lecture métamorphosée

Claude Poissenot établit une synthèse des études sur la lecture produites au cours des dernières années. - Photo OLIVIER DION

La lecture métamorphosée

Dans sa Sociologie de la lecture, à paraître le 23 janvier chez Armand Colin, le chercheur Claude Poissenot analyse le paradoxe d'un repli de la lecture lettrée alors que l'écrit est désormais partout. _ par Véronique Heurtematte

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Par Véronique Heurtematte
Créé le 18.01.2019 à 17h09

Samedi 19 janvier, la lecture sera célébrée dans toute la France lors de la 3e Nuit de la lecture qui, en 2018, avait suscité 4 000 événements, organisés principalement dans les bibliothèques et les librairies, et attiré plus de 300 000 personnes. A l'heure du numérique et des réseaux sociaux, quelle place occupe dans nos vies cette activité suffisamment importante pour qu'on lui consacre une manifestation nationale ? Et quelle forme prend-elle ? En attendant la nouvelle édition de la grande enquête périodique du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français, prévue dans le courant de 2019, le sociologue Claude Poissenot (université de Lorraine), blogueur sur Livreshebdo.fr, propose dans son ouvrage Sociologie de la lecture une synthèse de l'ensemble des études produites sur le sujet au cours des dernières années. Ce travail le conduit à interroger les pratiques de lecture actuelles et les grandes tendances qui les caractérisent dans nos sociétés où, si la lecture de livres imprimés est en perte de vitesse, l'écrit n'a jamais été aussi présent. « Nous sommes dans une situation paradoxale, confirme le sociologue. Le repli de la lecture lettrée, dans la formation des élites ou en tant que pratique culturelle, est frappant. Pourtant, l'écrit est partout. Si on considère la lecture comme le simple fait de déchiffrer du texte, quel qu'il soit, on n'a jamais autant lu qu'aujourd'hui. »

En 2008, seuls 15 % des 15-24 ans se déclaraient lecteurs réguliers, contre 20 % en 1997.- Photo OLIVIER DION

Déclin de la lecture traditionnelle

L'observation des statistiques sur une période longue montre qu'après avoir régressé entre 1973 et 1981, le nombre de non-lecteurs est revenu en 2008 au même niveau qu'en 1973, soit environ 10 % des Français. En 2008, seulement 15 % des 15-24 ans se déclaraient lecteurs réguliers contre 20 % en 1997. La baisse de la lecture, dans le sens traditionnel de lire un texte imprimé, a donc, souligne Claude Poissenot, commencé bien avant la généralisation d'Internet et semble irrémédiable et touche toutes les catégories sociales.

Nouveau rapport à l'écrit

Contrairement à une idée largement véhiculée, la lecture n'est pas concurrencée par les autres pratiques culturelles, les personnes étant plutôt dans une logique de cumul des activités. Le sociologue relie en revanche le recul de la lecture d'imprimés avec l'évolution de la place de la culture lettrée dans notre société, qui a perdu du terrain dans toutes les classes sociales et parmi toutes les tranches d'âge. Faut-il s'en inquiéter ? « On voit bien la fragilisation du rapport des nouvelles générations à l'écrit et on peut s'interroger sur la capacité des jeunes à penser le monde à la lumière de textes longs, de fond, note Claude Poissenot. Dans le même temps se développent des modalités de transmission des connaissances plus courtes mais très intéressantes, notamment dans le domaine de la culture scientifique, qui permettent un accès plus large aux savoirs ».

La généralisation du numérique et d'Internet a un impact profond sur notre manière d'accéder à l'écrit et de lire. La lecture est désenclavée du support papier et ce changement de support correspond à un changement de rapport à l'écrit. La lecture ne disparaît pas des pratiques des nouvelles générations et des technologies qu'elles utilisent, elle s'est transformée. On passe d'une logique de stock à une logique de flux. Le lecteur peut accéder en ligne à une masse considérable de documents parmi lesquels il a la possibilité de sélectionner des ressources et de composer ainsi son propre parcours de lecture. Le texte n'est plus figé sur une feuille de papier, il peut être réactualisé, remplacé, complété.

« On assiste à une hybridation de la lecture, avec un effet d'acculturation croisée, décrit Claude Poissenot. Internet utilise beaucoup de métaphores empruntées au monde de l'écrit, Facebook contient le mot livre, on parle de story, de pages. Réciproquement, la lecture est métamorphosée par le fait qu'on lit aujourd'hui massivement sur écran. La lecture en ligne est une lecture communicante. On peut réagir en direct dans la foulée de sa lecture, alors qu'avant la personne était nourrie par un texte et réagissait éventuellement dans un second temps. Cela constitue une mutation profonde. Il y a un effet du média sur la manière de s'exprimer, avec notamment une faible attention portée à l'orthographe. Pourquoi s'embarrasser de problèmes formels tels que l'orthographe ? Ce qui compte, c'est ce qu'on a à dire, semblent nous dire les lecteurs d'aujourd'hui. »

Rendre la lecture séduisante

Pour le sociologue, la promotion de la lecture la plus efficace est celle qui ne s'affiche pas comme telle. « Il y a une forte injonction à lire, de la part de l'école et de la famille, à l'égard des enfants. Les adolescents associent la lecture à l'école et lisent peu d'imprimés par plaisir ou envie personnelle, regrette Claude Poissenot. La promotion de la lecture peut produire involontairement une force aboutissant au résultat contraire. La Nuit de la lecture crée les conditions d'une rencontre entre les gens et la lecture. C'est important. Mais il faut que cette rencontre se fasse dans des circonstances moins institutionnelles, plus légères, dans un contexte qui ait du sens pour les personnes. Comment les gens pensent le monde et quel livre fait sens pour eux ? C'est à la capacité de répondre de manière adéquate à cette question qu'on reconnaît les bons professionnels du livre, libraires et bibliothécaires ».

Avec une pointe de provocation, le sociologue se demande dans son livre s'il ne faudrait pas interdire la lecture afin de lui redonner sa dimension transgressive. Les acteurs culturels doivent, en tout cas, prendre acte du fait que le livre et la lecture ne sont plus systématiquement un but en soi mais s'inscrivent souvent dans une pratique culturelle ou de loisirs plus globale - on écrit des commentaires sur les réseaux sociaux, on consulte un tutoriel sur un sujet précis. « On voit bien que les lieux du livre ont tendance à se délecturiser, explique Claude Poissenot. Les bibliothèques se transforment en tiers lieux où l'on vient pour un atelier ou un concert autant que pour emprunter un livre, et les librairies vont également sur le terrain des animations. C'est une évolution qui, selon moi, va dans le bon sens. La lecture n'est plus le point d'entrée unique mais s'inscrit dans la vie. Je ne suis pas inquiet. La lecture possède une force, une capacité à s'adresser à l'individu qui fait qu'elle ne disparaîtra pas. »

 

Sociologie de la lecture de Claude Poissenot, Armand Colin, 176 p. 17,90 euros. ISBN : 978-2-200-62151-3. A paraître le 23 janvier.

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