C’est un homme mort qui nous parle. Ou plutôt sa tête. Coupée. A l’orée du jour, elle repose sur le sable d’une plage du Pacifique, quelque part sur la côte mexicaine du Guerrero. Enfin tranquille.
Cette tête, c’était celle, plutôt bien faite et bien remplie, de Josué Nadal. Un orphelin, un garçon de nulle part, élevé par une gouvernante acariâtre et dont l’existence jusque-là bien morne fut soudainement transfigurée, à l’adolescence, par sa rencontre avec un autre « chien perdu sans collier » tel que lui, Jericho. Les deux amis exploreront de concert les chemins de la connaissance et de l’ambition mêlées, guidés initialement par leur maître de conscience, libre-penseur et érudit, le père Philopater. Et tout ce qui jusqu’alors semblait privé de sens, ou n’en avoir que dans l’ordre de la frustration ou du désastre, va se trouver comme justifié par cette amitié, ce compagnonnage lumineux et finalement tragique, tandis que le rêve révolutionnaire mexicain se dissout peu à peu dans le crime, la corruption et le chagrin. Tragédie ou farce, l’Histoire n’est plus que ressassement ; et Castor et Pollux sont ici deux orphelins mexicains. L’aube du siècle à venir se lève sur un champ de cadavres.
Ce Mexique-là, pandémonium sinistre et fascinant, c’est, et cela a toujours été, celui de Carlos Fuentes, mort en mai 2012. La volonté et la fortune en témoigne avec une puissance romanesque proprement inouïe. Il ne s’agit pas là de l’un de ces addenda à l’œuvre par lesquels les éditeurs signent le « solde de tout compte » de leurs auteurs décédés. D’abord parce qu’il restera, après celui-ci, trois titres encore à traduire, un roman, un recueil de nouvelles et un conte philosophique. Ensuite, et surtout, parce que c’est un grand livre. Fuentes y clôt en quelque sorte son vaste cycle romanesque et politique entamé cinquante ans auparavant avec La plus limpide région et poursuivi avec des œuvres aussi majeures que La mort d’Artemio Cruz ou le trop méconnu Siège de l’aigle. Jamais absente il est vrai, la violence est cette fois omniprésente, elle est la résolution terrible du problème mexicain. Fuentes voulait y voir la « résurgence de la cruauté enfouie de son peuple ». Et là où l’âge et les honneurs auraient eu tendance chez certains de ses compagnons du « boom » latino à gommer les aspérités de leurs œuvres, lui, au contraire, octogénaire lorsqu’il écrivit La volonté et la fortune, s’adonne à un requiem furieux, lyrique, macabre et baroque. Imbriquant sans cesse sa veine la plus onirique avec celle du chroniqueur implacable de son temps, Fuentes considérait avoir écrit son « meilleur roman ». On n’est pas loin de le penser également. Le narcotrafic, le sexe, la politique, l’amour infini (c’est-à-dire la haine) que se portent deux hommes, le chagrin insensé des rêves échoués comme une tête coupée sur une plage du Pacifique, Fuentes ose tout et ne rate rien. Ces pages-là, hantées, prophétiques, viennent de loin. Du royaume des morts.
Olivier Mony