Sylvie a 53 ans. Son mari l'a quittée. Elle n'a pas pleuré. Elle a ses deux fils, dans l'adolescence. Et un emploi stable dans une entreprise de caoutchouc, la Gagex. Elle y a commencé tôt et a gravi tous les échelons jusqu'à la direction de la section des ajustements. Sylvie est seule, Sylvie est forte. Elle retient la leçon de son père qui « [lui] disait de bien travailler, de ne pas dépendre d'un homme, d'avoir un vrai métier, de ne pas [se] faire humilier au travail comme il l'avait été tant de fois dans le sien ». Elle est forte, parce que, dit-elle, « les femmes sont fortes, davantage que les hommes, elles intègrent la souffrance, c'est dans notre histoire ; notre histoire de femmes [...]. Je ne dis pas que c'est bien, je ne dis pas que c'est mal non plus. C'est un avantage : pas le temps de se répandre. »
Nina Bouraoui ne se répand pas non plus, l'auteure de La vie heureuse revient avec un portrait magnifiquement acéré d'une femme au mitan d'une existence inaboutie, sur la crête, prise en étau entre rêves trahis et réalité plombée. Otages est une confession sans pathos, quoique narrée à la première personne, pas dans la veine autofictive (qui fut la marque des débuts de l'écrivaine) mais à travers la voix d'un personnage vivant une vie autre que la sienne. Ce qui est sienne est l'intériorité empathique, la justesse de ton, la vérité de ce qu'est être une femme de cet âge-là, à notre époque. On admire chez Nina Bouraoui cette écriture qui incise sans concession les zones obscures du fantasme et les tumeurs du désir, comment elle nous livre une si belle anatomie de l'âme. Le génie se niche dans les détails. Sylvie se souvient de son mariage - une si belle fête, un jeune époux fringant, un peu éméché, qui la désirait, mais il y avait cette tache de cerise sur la robe blanche, « l'ombre au tableau », et elle savait que ce serait foutu. Le mari est aujourd'hui parti, et le désir aussi. Sous la douche, elle se masturbe et le plaisir ne vient pas : « Je n'avais pas envie d'un autre. Je voulais juste de moi et je n'arrivais pas à me satisfaire, à me faire jouir. J'étais devenue mon inconnue. »
Sylvie est-elle si forte ? Un jour, elle a un coup de mou, elle est en retard au travail, son patron qui lui faisait toute confiance, prétend-il, la traite de « cinglée et chialeuse en plus ». Victor Andrieu l'humilie. Et l'affaire de tourner à la folie, au drame. Mais le vrai drame, dans ce roman tiré d'une pièce écrite par Nina Bouraoui « en hommage aux otages économiques et amoureux que nous sommes », c'est qu'on était des captifs dès le début.
Otages
Lattès
Tirage: 16 000 ex.
Prix: 19 euros ; 162 p.
ISBN: 9782709650557