8 janvier > Roman France

Lisbonne a la saudade, cette tristesse lusitaine si particulière, mélancolie océanique et diffuse qui vibre dans le fado et hante ses rues escarpées. Lisbon, bled paumé des Etats-Unis, a la déprime. Un drug-

Hélène Gaudy- Photo ESTHER BERELOWITSCH/ACTES SUD

store, une église, une scierie, un cinéma drive-in. Nulle part sur la carte du grand rêve américain. De ses origines portugaises la ville n’a gardé qu’une vague réminiscence : le nom de son motel, Bacalhau, sinon nul doux sentiment de nostalgie qui vous inspire des vers, juste un abyssal ennui. Quand on est jeunes à Lisbon, on n’a qu’une envie, c’est de prendre la tangente. En attendant, on sort la nuit tombée, on rejoint les copains, on se biture, on fait des virées en forêt, on va voir le vieil excentrique à l’orée du bois. Prudence ne connaît pas encore le sexe mais connaît l’amour, l’amour des garçons, « mes garçons », Jude et Tom les « jumeaux » de la rivière, David Horn et le meilleur ami de ce dernier, Sam. Mais son préféré, c’est David, qui a un truc, une grâce qui commande. Sa mère a beau l’en empêcher, Prudence fait régulièrement le mur. De retour de l’une de ses échappées, on la retrouve en pleurs. Que lui est-il arrivé ? A elle, rien. David a disparu.

Plein hiver est l’histoire d’une disparition et d’un retour. Les deux événements ne font qu’un et demeurent une énigme. Le temps du roman d’Hélène Gaudy s’est dilaté entre ces deux dates, diffracté à travers le prisme de la douleur du manque, celle de la mère de David, Caroline, du père Henry, des amis aussi. Les pages sur le désarroi de Caroline Horn sont bouleversantes de justesse : « Elle n’avait pu perdre son fils comme les perdent les autres. […] Le perdre dans les bras d’une fille, sur le quai d’une gare routière. Le perdre dans les coups de fil qui s’espacent, les cartes d’anniversaire, le perdre quand il juge, dur, l’ennui des dîners en famille, le perdre comme on les perd. Au cœur de l’absence de David, Caroline s’est surprise à regretter les scooters, les copains louches, les nuits blanches. » Le couple ne survit pas à la perte. Un jour qu’il rentre du travail, Henry s’aperçoit que Caroline ne l’attendra jamais plus, lui, mais leur fils. Henry refait sa vie ailleurs, dans un autre Etat, avec une autre femme.

David revient quatre ans après. Ramené par deux flics qui ont cru l’ado sur parole, le tout jeune homme refait surface. Et c’est tout l’espace mental de Lisbon qui se ré-agence. La bourgade de nulle part s’était identifiée à l’adolescent disparu, aujourd’hui c’est à son retour. Le trou de l’absence, ce repère, a bougé, comment retrouver ses marques ? Le père retourné à son ancien foyer ne reconnaît pas son fils. David est-il David ? S’insinue alors une autre inquiétude. Que sommes-nous après tant d’années ? La mère veut y croire. Prudence l’accueille. Là encore, l’auteure de Si rien ne bouge (Rouergue, « La brune », 2009) dépeint ici des passages d’une extrême délicatesse. Ces retrouvailles sont la découverte de deux corps qui ont changé. Et la réapparition de ce héros « en creux » (David n’est finalement composé que des fantasmes de ceux qui l’attendent et l’aiment) est également le mystère du passage de l’adolescence à l’âge d’homme. Sean J. Rose

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