Une image. En 1972, à l'université de Louvain, en Belgique, Lacan, chemise flottante et cigare tordu en bouche (un culebra) affronte un étudiant passablement agité qui vient de renverser du lait sur le bureau. Loin d'être perturbé - lui qui avait tant de talent pour perturber les autres -, le psychanalyste retourne la situation à son avantage et reconduit le jeune situationniste à sa révolution.
Tout l'art de celui dont on célèbre cet automne le trentième anniversaire de la mort est résumé dans cette scène un rien hallucinante. Cet art de la digression, de la fugue mais pas de la fuite, on le retrouve dans le livre XIX du séminaire intitulé ... ou pire ou dans ces conférences données entre 1971 et 1972 à l'hôpital Sainte-Anne sous le titre Je parle aux murs. Jacques Lacan (1901-1981) y développe ses fameux paradoxes autour de l'ignorance, du savoir et de la vérité. Devant des internes en psychiatrie, il retrouve sa jeunesse, sa fougue, son insolence. "Je sais maintenant à qui je suis venu parler, à ce à quoi j'ai toujours parlé à Sainte-Anne - aux murs. Ça fait une paye. De temps en temps, je suis revenu avec un petit titre de conférence sur ce que j'enseigne, et puis quelques autres, je ne vais pas faire la liste. J'y ai toujours parlé aux murs."
Pour comprendre cet esprit qui a fait de l'incompréhension une méthode d'investigation, l'essai d'Elisabeth Roudinesco est utile. L'historienne de la psychanalyse explique avec ardeur "son" Lacan. Lacan envers et contre tout se veut sincère, explicatif, avec ce qu'il faut d'admiration pour enrober une personnalité aussi complexe et de critique à l'endroit des cures interminables, silencieuses et frustrantes.
Elisabeth ne cache rien de la personnalité paradoxale du psychanalyste. Sa peur des archives, son côté accumulateur précoce, collectionneur compulsif, bibliophile, fétichiste, amateur de femmes, libertin, conservateur et dissimulateur qui achète L'origine du monde de Courbet pour observer à loisir tout ce qui manque à ce tableau suggestif.
Avec l'énergie qu'on lui connaît, celle qu'elle a mise à défendre Freud contre les attaques de Michel Onfray, Elisabeth Roudinesco cherche à dessiner la géographie intime de Lacan, au travers des listes d'objets dont il ne reste plus rien, à travers ses mots, ses calembours, ses inventions, ses comportements et surtout son enseignement qui a tant fasciné.
Lacan apparaît comme une sorte d'ultra Gide. Ce n'est plus "famille je vous hais" mais "famille je vous ai". Et puis, il y avait sa voix, "un mélange de Sacha Guitry pour le côté vieille France, et de Salvador Dali pour le sens de la modernité ». Lacan, c'est un peu Deleuze chanté par Charles Trenet. On retient l'air, mais on ne comprend pas toujours les paroles. C'est pour nous éclairer sur ces mots - ces maux -, sur ce style, cette attitude, cette pensée qu'Elisabeth Roudinesco a souhaité nous dire ce qu'elle avait compris de cet homme qui disait de l'amour : "C'est donner ce que l'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas."