Hormis la récente tuerie de l'extrémiste Breivik, la Norvège n'est guère habituée à faire parler d'elle. Il n'est pas dans l'esprit norvégien de déballer. Aussi sa littérature reflète-t-elle le calme d'une société, calme apparent, parfois inquiétant, propice au macab dans la neige et à l'enquête policière...
Dans Min kamp (Mon combat) du Norvégien Karl Ove Knausgaard, il y a bien une disparition, celle du père de l'auteur. Mais point d'intrigue de thriller, plutôt une longue autopsie de l'âme. Le premier volume de son roman autobiographique paru en 2009 sort en France sous le titre La mort d'un père. Sur quelque 600 pages, Knausgaard raconte sa jeunesse dans les contrées sauvages du sud de la Norvège. L'auteur né en 1968 et vivant aujourd'hui à Malmö, en Suède, y dit ce sentiment de mal-être à l'ombre d'un grand frère rayonnant et sous le régime atrabilaire d'un père alcoolique, ses angoisses d'enfant (une sensibilité exacerbée dans un environnement fruste, une mère infirmière souvent absente), ses complexes (des dents de lapin, un défaut d'élocution), son adolescence aux riffs des guitares, les prémices angoissées de la sexualité... Et de relater sans ambages la déchéance de la figure paternelle et de peindre à l'acide plutôt qu'à l'huile sa parentèle. "Grand-mère", la mère de son père, dont il avait, petit, une image de dame "bourgeoise, bien habillée et bien conservée", et dont il s'apercevra plus tard d'une vraie dureté, non sans effets dans la déréliction de son fils : "elle était aussi âpre et aussi sèche que son corps".
Cette dissection de l'intime apparaît nouvelle dans le paysage littéraire norvégien. "En Suède, s'il y a bien eu Strindberg pour explorer la veine confessionnelle ; en Norvège, ça ne se faisait pas : on ne lave pas son linge sale en public." Knausgaard cite le vrai nom des gens. Contre le conseil de son éditeur et malgré le courroux de sa famille paternelle, il n'a pas obtempéré. Scandale au pays de la retenue. On se croirait tout à coup projeté à nouveau dans le débat hexagonal autour de l'autofiction : De quel droit ? Est-il juste de..., etc. "C'est une question de vérité", insiste Karl Ove Knausgaard. Dans le volume suivant, il ira plus loin en faisant l'anatomie du couple et en mettant en péril sa relation avec son épouse et mère de ses trois enfants : "Après avoir lu le manuscrit, elle m'a téléphoné et a éclaté en sanglots, cela a été très dur mais maintenant elle est tout à fait à l'aise avec le fait que j'utilise des éléments de notre vie."
Au scalpel
L'écrivain joue du scalpel sans se ménager soi-même, et trahit dans son style une sorte d'atonie dépressive : "Quand je bois, j'ai des absences et je perds le contrôle de mes actes, qui se révèlent souvent désespérés et idiots mais parfois aussi désespérés et dangereux. C'est pour ça que je ne bois plus. Je voulais être inaccessible, invisible et c'est maintenant chose faite : personne ne m'atteint et personne ne me voit. Et c'est ça qui a marqué mon visage, c'est ça qui s'est figé comme un masque et c'est ça qui m'empêcherait presque de faire un lien entre lui et moi quand, par hasard, j'aperçois son reflet dans une vitrine."
La démarche littéraire de Knausgaard confirme une intuition qui avait germé après son passage dans l'atelier d'écriture avec l'auteur et dramaturge norvégien Jon Fosse. "Le maître mot à l'époque, c'était l'épure, il fallait élaguer toujours plus - une écriture sur l'os. Avant de commencer ces cours, j'avais produit énormément de textes, mais dès qu'on m'a imposé le dogme minimaliste, j'ai cessé d'écrire, ça m'a complètement bloqué. Puis mon premier livre a paru en 1998, et il n'a pu sortir que parce que je m'étais rendu compte que je devais faire le contraire. Il s'agissait de me déployer plutôt que de me limiter, même si ce n'était pas bon, il fallait que je me dise : "Mets-y tout ce que tu as, qu'importe le style, arrête de songer à faire belles phrases, la littérature gît ailleurs.""
Il y eut aussi l'auteur d'A la recherche du temps perdu. Une révélation. "Proust n'a été traduit en norvégien que dans les années 1990 ; pour ma génération, il y a eu un avant et un après, il a ouvert pour nous des possibilités incroyables. Avec ses longues phrases qui ne finissent pas de se dérouler, il nous a autorisé la digression." Knausgaard ne s'est pas gêné, son autofiction comprend six volumes.
La mort d'un père, Karl Ove Knausgaard, Denoël, « & d'Ailleurs », traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet, 584 p., 25 euros, sortie le 13 septembre.