Auteurs/éditeurs

L’autoédition met le pied dans la porte

Olivier Dion

L’autoédition met le pied dans la porte

En pointe aux Etats-Unis, en débat la semaine prochaine à la Foire de Francfort, l’autoédition gagne du terrain et bouscule les pratiques des éditeurs traditionnels. En France, Amazon et l’offensive des plateformes en direction des auteurs font évoluer les mentalités.

J’achète l’article 1.5 €

Par Catherine Andreucci
Créé le 11.10.2013 à 19h48 ,
Mis à jour le 09.04.2014 à 17h41

Le 8 octobre, veille de l’ouverture de la Foire du livre de Francfort, le séminaire sur « L’autoédition et ses implications pour l’industrie » va imposer le sujet dans les échanges internationaux : comment les éditeurs traditionnels peuvent-ils s’emparer d’un phénomène devenu incontournable aux Etats-Unis et dont Amazon fait un des fers de lance de sa campagne de séduction envers les auteurs ? Grâce à Internet, à l’édition numérique et à l’impression à la demande, l’autoédition a pris une ampleur considérable.

La France n’y échappe pas et l’on a vu arriver d’outre-Atlantique des romans d’abord autoédités, publiés ensuite par des éditeurs traditionnels à grand renfort de promotion. Après Lattès et la trilogie érotique Fifty shades d’E.L. James, J’ai lu et la série Crossfire de Sylvia Day, Actes Sud vient d’inaugurer, le 2 octobre, sa collection de science-fiction « Exofictions » avec Silo de Hugh Howey, série américaine autoéditée sur Amazon puis publiée en version papier par Simon & Schuster.

 

 

Une brèche

Mais si, sous la poussée des auteurs, les éditeurs américains sont allés jusqu’à intégrer l’autoédition dans leurs pratiques (voir p. 17), les exemples français sont plus rares. Le succès d’Agnès Martin-Lugand, auteure de Les gens heureux lisent et boivent du café, autoédité puis publié par Michel Lafon en juin, signale toutefois que la situation évolue (voir encadré p. 16). «Un grand nombre de gens qui font du numérique regardent les classements sur les plateformes d’autoédition, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas de tous les éditeurs, estime Florian Lafani, responsable du développement numérique chez Michel Lafon. L’histoire d’Agnès a créé une brèche mais c’est une expérimentation très récente. Le succès d’une autoédition numérique, qui peut être lié aux prix très bas et à un lectorat spécifique, ne signifie pas automatiquement succès en édition papier.»

Directrice éditoriale du pôle littérature de genre, érotique et documents de J’ai lu, Florence Lottin mène une veille attentive sur les plateformes américaines afin de repérer très tôt des auteurs qui signeront ensuite avec des agents. « Peut-être que l’autoédition complexifie le travail parce qu’il y a encore plus d’endroits où trouver de bons textes. Cela permet aussi de dénicher des talents différents, des auteurs suivis par un public nouveau. »

Chez Hachette, Ronald Blunden, directeur de la communication groupe, confirme : « Pour nous éditeurs, l’autoédition est un terrain de chasse supplémentaire. » Pour autant, le groupe n’envisage pas d’investir dans une plateforme : « Editer est une activité à forte valeur ajoutée, et donc coûteuse. On ne peut pas faire bénéficier la masse de cette prestation. Ce serait fatalement du low cost. Or, éditer low cost ne peut générer que de la frustration du fait du décalage inévitable entre les attentes de l’auteur, nourries par les promesses explicites ou implicites de l’éditeur, et les moyens que celui-ci peut effectivement y consacrer. L’idée qu’on puisse créer une formule intermédiaire qui aiderait les auteurs à s’autoéditer dans de meilleures conditions peut être source de graves malentendus. En Angleterre, confrontée à deux dépôts de plainte, la filiale d’autoédition de Penguin a dû modifier sensiblement son offre. »

Au sein du groupe Editis, Place des éditeurs n’a pas les mêmes réserves. Dans la foulée de son concours « Nos lecteurs ont du talent » lancé avec Kobo, la maison travaille à la mise au point d’un label, Chemin vert, qui rassemblera au printemps prochain sur un site Web un grand nombre de textes qui seront mis en ligne, pourront être imprimés à la demande, et même être édités traditionnellement dans certains cas. Anne-Laure Aymeric, directrice déléguée littérature générale de Place des éditeurs, souligne toutefois que «ce n’est pas de l’autoédition mais de l’édition accompagnée. Les textes ne pourront pas être téléchargés, ils seront en consultation en streaming pour les lecteurs enregistrés dans notre club des lecteurs. L’idée est de se fier d’abord au choix de lecteurs.»

 

 

Première sélection

Si les mentalités bougent, les projets restent rares et veillent à se démarquer de l’autoédition pure. Harlequin a lancé son label numérique HQN en début d’année à destination d’auteurs français de romans sentimentaux. Léo Scheer a créé M@n en 2011 avec Patrick Le Lay, ancien P-DG de TF1. Le site, auparavant en accès libre, est réservé aux 400 abonnés qui préachètent pour 15 euros l’édition papier du livre pour lequel ils votent en ligne tous les ans. « J’ai confié la lecture des manuscrits de la maison d’édition aux abonnés de M@n, cela permet de faire une première sélection », explique l’éditeur, qui a ainsi repéré Lilian Auzas et Alexandra Varrin.

Les plateformes d’autoédition pure player, elles, sont légion. Leur modèle économique repose sur la masse de textes publiés sans intervention éditoriale, l’automatisation des processus de mise en ligne des livres et l’achat presque systématique de quelques exemplaires par l’auteur et son entourage, qu’il s’agisse d’édition numérique ou d’impression à la demande. « Ce sont des sociétés pour lesquelles le point d’équilibre commercial est très bas. Ce sont plutôt des prestataires de services, qui proposent une visibilité minimale sur leur site », confirme Roger Gaillard, directeur des éditions de l’Oie plate, observatoire indépendant de l’édition qui démêle les comptes d’auteur, comptes d’édition, comptes à demi et autoédition pour les auteurs dans son Guide AUDACE.

 

 

Compte d’auteur

L’autoédition apparaît d’ailleurs comme l’avatar contemporain de l’édition à compte d’auteur, à ceci près que l’auteur n’a plus à payer d’avance une forte somme pour un stock de livres qui finira dans son garage. Sur Lulu.com, Amazon, TheBookEdition ou Edilivre, la mise en ligne est gratuite, et les auteurs ne paient que les éventuels services qu’ils utilisent (couverture, correction…).

Il est difficile d’évaluer l’ampleur de l’autoédition en France, en l’absence de statistiques. Mais les plateformes mènent des campagnes de communication offensives sur le nombre d’auteurs recrutés, ou sur des enquêtes concernant l’autoédition à partir de questionnaires administrés à leurs auteurs, comme vient de le faire Edilivre. BoD (Books on demand), né en Allemagne et implanté en Scandinavie et en France, présentera à Francfort une étude sur le marché européen. « Pour les auteurs, trois aspects sont importants : la possiblité de publier eux-mêmes leur livre et d’avoir le contrôle dessus, la publication quasi immédiate et le contrôle complet du prix », plaide ainsi Bianka Reinhardt, directeur de l’international chez BoD.

« Il faut désacraliser l’autoédition, ne pas croire que c’est un nouvel eldorado », explique pourtant David D. Forrest, auteur qui s’est publié sur différentes plateformes et a vendu 27 000 exemplaires cumulés de ses quatre livres en deux ans. Une exception, déjà repérée par des éditeurs traditionnels. « Comme tout le monde peut publier, la concurrence est immensément plus riche qu’en librairie. Certes, ça donne sa chance à chacun, mais c’est beaucoup plus difficile. Cela demande énormément de travail pour des résultats qui ne seront pas à la hauteur de ce qu’on peut avoir avec l’appui d’un éditeur. » Lui a balisé le terrain : texte corrigé, lu par son entourage avant d’être mis en ligne, obtention d’un numéro ISBN auprès de l’Afnil. Il est d’abord passé par un agrégateur américain, Smashwords, afin d’être chez Apple, puis a publié sur Amazon avec KDP, Kobo… «Pour être sur différentes plateformes, il faut s’autoéditer sur chacune d’elles, alors qu’un éditeur numérique le fera pour vous. Mais je garde le contrôle de tout.»

Si les plateformes prennent en général la précaution de prévenir qu’elles ne sont pas des maisons d’édition, certaines néanmoins s’affichent comme des éditeurs et font évoluer leur offre. Edilivre, adhérent du SNE, va proposer la semaine prochaine sur son nouveau site une sélection de certains titres qui bénéficieront d’un travail de promotion auprès des médias, sur les réseaux sociaux, et de négociations avec les libraires, «via nos clubs de lecteurs dans les régions», explique David Stut, directeur général. Longtemps à la lisière, Le Manuscrit vient quant à lui de signer un contrat de diffusion-distribution avec Hachette(voir aussi p. 53) pour s’installer en librairie . C. A.

« La force de frappe d’une maison d’édition »

« En autoédition, le marketing, la promotion prennent du temps. Désormais, je peux me consacrer à l’écriture. »Agnès Martin-Lugand auteure autoéditée désormais éditée par Michel Lafon.- Photo PAOLO PIZZIMENTI

«Lorsque les éditions Michel Lafon m’ont contactée, je n’ai pas dit oui tout de suite : j’étais première des ventes sur Amazon, des articles allaient sortir…», raconte Agnès Martin-Lugand, auteure des Gens heureux lisent et boivent du café. « Nous avons beaucoup parlé, ils m’ont montré leur intérêt pour mon roman. Pour moi, il n’était pas question de changer le texte, la couverture ou le titre, car ça marchait. Quand ils ont accepté, j’ai dit banco. » Après avoir essuyé des refus de la part de maisons traditionnelles, cette Rouennaise avait choisi l’autoédition « pour être lue, tout simplement ».

Pour travailler son texte et être guidée, elle s’est offert les services de Laurent Bettoni, auteur qui navigue entre édition classique et autoédition, et tient un blog très suivi. «J’ai eu l’impression de monter ma petite entreprise, c’était une période hyper stimulante. » Lors de la mise en vente, le 27 décembre 2012, elle mobilise ses proches et parvient à entrer dans le Top 100 d’Amazon. 8 500 exemplaires sont ensuite vendus grâce aux réseaux sociaux, aux blogs, à la presse locale.

En mars, elle signe avec Michel Lafon un contrat d’édition avec à-valoir et pourcentage de droits d’auteur, dont elle tait le montant. « Ce n’est plus du tout la même chose, mais la différence de prix joue. Ils ont fait un boulot exceptionnel et m’ont proposé un contrat pour mon deuxième roman. » Michel Lafon a repris les droits numériques en conservant le prix de vente à 2,99 euros (14,95 pour le papier). « J’ai basculé dans une autre dimension où j’ai découvert la force de frappe d’une maison d’édition. Après la Foire de Londres, le livre était vendu dans 18 pays. Il va aussi être adapté au cinéma. Je n’aurais pas pu faire ça toute seule. C’est une machine de guerre. » Elle ajoute : « En autoédition, le marketing, la promotion prennent du temps. Désormais, je peux me consacrer à l’écriture. Avec l’éditeur, c’est un partenariat sur le long terme. » L’autoédition lui a permis de se lancer et de garder des liens étroits avec ses lecteurs. C. A.

Sous l’aiguillon d’Amazon

 

Les éditeurs américains et anglais goûtent déjà à l’autoédition, de même que quelques homologues allemands, espagnols ou néerlandais.

Sur le site www.authorsolutions.com, proprété de Penguin.- Photo PLACEIT.BREEZI.COM

Premiers exposés à la concurrence de l’autoédition, les éditeurs anglophones ne se contentent plus de surveiller les ventes des auteurs émergeant de ce magma pour les attirer avec un chèque d’à-valoir : parmi les plus importants, beaucoup ont lancé leur propre filiale ou marque. Penguin a même fait sensation en juillet 2012 en achetant Author Solutions (AS), le leader de ce secteur, pour 116 millions de dollars (86 millions d’euros). Un beau succès pour les créateurs de cette entreprise, qui emploie 1 600 salariés, pour l’essentiel aux Philippines. Fondée il y a seulement sept ans, elle réalisait en 2012 une centaine de millions de dollars (74 millions d’euros) de chiffre d’affaires. Elle mérite son nom : les deux tiers de ses recettes viennent des prestations (solutions, en anglais), de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars, vendues aux 150 000 auteurs, qui ont publié 190 000 titres. Mécontents, quelques-uns d’entre eux ont d’ailleurs intenté une action en justice, qu’ils tentent de transformer en procès collectif.

Pour Penguin, qui s’était essayé à créer sa propre marque (Book Country), l’opération ne se limite pas à s’assurer l’exclusivité d’une sorte de gigantesque couveuse à auteurs, dont le groupe publierait ensuite sous son nom les éléments les plus prometteurs. Il s’agit aussi d’une diversification dans une forme d’édition en pleine expansion et apparemment déjà rentable. La nouvelle filiale devrait améliorer le bénéfice de sa maison mère dès cette année, elle-même faisant partie du nouvel ensemble fusionné avec Random House, leader de l’édition américaine. Une expansion internationale est programmée dans les pays anglophones.

 

 

Compte d’auteur

Depuis novembre 2012, Author Solutions est aussi le partenaire de Simon & Schuster dans Archway Publishing, qui se consacre aux auteurs de romans, essais, livres pour la jeunesse et du prolifique segment « business ». La reprise d’AS par Penguin a failli faire capoter le projet, en discussion bien avant cette prise de contrôle. Il ne s’agit pas seulement d’accueillir par une porte dérobée des auteurs dont les manuscrits n’auraient pas été acceptés par Simon & Schuster, mais de les faire payer, dans la bonne vieille tradition de l’édition à compte d’auteur. Les packages vont de 1 600 à 25 000 dollars (1 180 à 18 470 euros). AS avait aussi signé des accords avec Harlequin (littérature sentimentale), ou encore avec Thomas Nelson (édition religieuse, filiale d’HarperCollins).

HaperCollins a aussi créé sa marque astucieusement baptisée Authonomy. Tout aussi habile, le britannique Bloomsbury (éditeur d’Harry Potter) propose ses conseils et ses formations payantes via son guide Writers & artists. Les grands groupes anglo-saxons n’ouvrant même plus les manuscrits envoyés par la poste, pas plus que les grandes agences littéraires, il y a en effet une immense frustration à exploiter qu’il devient risqué de laisser aux bons soins d’Amazon, Barnes & Noble, Kobo et consorts.

 

 

Europe

En Europe, diverses maisons se lancent également, comme Roca Editorial de Libros, avec Rocautores en décembre dernier (Espagne), ou encore Singel Uitgevers avec Mijnbestseller.nl et Bravenewbooks.nl (Pays-Bas). En Allemagne, les initiatives sont encore plus nombreuses, selon Buchreport : le groupe Holtzbrinck a lancé deux marques (Neobooks et Epubli.com) de même que Carlsen, filiale de Bonnier (Instant Books et Readbox), en sentimental et en fantasy. La jeune maison Mediengruppe Kamphausen s’y diversifie également (www.tao.de). Hervé Hugueny

 

Emmanuel Pierrat : « L’autoédition est une prestation de service »

Les dernières
actualités