L’histoire des mentalités, peut-être portée par l’actuel revival, de la barbe chez le mâle occidental, ne cesse de s’intéresser au système pileux de nos ancêtres. Ici, les Grecs de l’Antiquité. Sujet qui aurait pu être barbant, ou rasoir, s’il n’avait été traité, de façon aussi exhaustive et drôle, par un érudit espiègle, Pierre Brulé, professeur émérite à l’université de Rennes-II. Ce spécialiste de la Grèce antique ne dédaigne pas de recourir à l’humour potache, ni à quelques comparaisons avec l’époque actuelle, ses tics, ses modes, sa tendance à tout juger à l’aune de ses propres mœurs, préjugés voire tabous. Il se fait donc capillographe scrupuleux, retraçant de façon chronologique la saga du poil chez les Grecs, depuis Empédocle ("Les plumes sont à l’oiseau ce que les poils sont à la bête").
Le sujet, semble-t-il, faisait beaucoup parler sur les agoras et dans les dîners en ville, et pas mal écrire aussi : "Pourquoi les oiseaux et les hommes velus sont-ils lascifs ?" s’interrogeait Aristote, lequel risquait cette explication : "Est-ce parce qu’ils ont beaucoup d’humidité ?" Le capillologue Pierre Brulé lustre le poil dans toutes ses dimensions, biologique, sociologique, métaphysique (divine) et, surtout, esthétique dans la quatrième partie de son ouvrage, que l’on dévore avec gourmandise.
L’historien rappelle ainsi quelques vérités premières sur la conception de l’amour chez les anciens Grecs, et leurs canons de beauté. L’amour hétérosexuel (mot moderne et barbare) était avant tout destiné à la procréation et à la perpétuation de l’espèce. Même chez les Lacédémoniens, les plus chevelus des Grecs. Sans doute à cause de leur côté "brut", guerrier. Mais dans les autres cités hellènes, comme Athènes, le "vrai amour" se concevait volontiers entre hommes, mortels ou divins, dont les corps étaient allègrement représentés dénudés, en particulier dans la statuaire et la céramique, tandis que les femmes, sauf exceptions, étaient toujours pudiquement voilées. Mais cet "amour grec" obéissait à des règles : il unissait, pour un temps, un éraste, homme viril et donc poilu, à un éromène, adolescent imberbe, jusqu’au passage de celui-ci à l’âge adulte, dans une relation à la fois sensuelle, formatrice et citoyenne. Hors de ce cadre, c’était débauche, et sous le coup de la loi. Socrate, accusé de "pervertir la jeunesse", en a fait les frais. Les Grecs n’étaient donc pas "gays", mais certains "pédérastes". Pour les mots, Pierre Brulé renvoie au Corydon de Gide et au savoureux "Petit lexique pileux" qui clôt son étude magistrale. J.-C. P.