Si j’en crois la page 13 de Livres Hebdo (n°711) la cerise sur le gâteau de la nouvelle formule « Livres » du Monde sera le « coup de coeur d’un libraire », choisi en partenariat avec le site www.lechoixdeslibraires.com . Ces coups de coeur feront, dans un an, l’objet d’un volume coédité par France Info. Parlerais-je un jour des questions que l’on se pose sur les coéditions avec Radio France, et plus encore sur les conditions que ce service public pose aux éditeurs privés ? On verra. J’aimerais couler des jours paisibles. Triomphe de Maurras Que les libraires aient un cœur et de l’enthousiasme n’est pas une nouveauté. Ils n’ont pas attendu que les médias en fassent une mode voici plus d’une dizaine d’années. Avec le « coup de cœur du libraire », la nouvelle pré-formule de la formule post-prévue du Monde arrive comme les carabiniers. La fabrication du personnage «Le Libraire (vu à la télé)» remonte à la fin d’ Apostrophes (Pivot) et Droit de Réponse (Polac). Comme il n’existait plus de figure audiovisuelle forte, ni d’émissions littéraires spécifiques (bourrer le plateau d’actrices, d’acteurs, de stars politiques, etc., ça n’est pas la même chose) la production a inventé le «Libraire Sympa» en même temps que la Ménagère qui n’a pas cinquante ans. Ce Libraire mythique est un placebo du communiquant. Le Libraire audiovisuel s’exprime comme les médias qui l’instrumentalisent. Il aime et loue les livres désignés pour l’emploi qu’on lui fait tenir. Il y a toute une typologie du livre-qu’aime-le-Libraire. Elle correspond au rôle prévu : c’est légèrement décalé, mais pas tant que ça. Depuis quand, d’ailleurs, l’audiovisuel aimerait-il les livres pour eux-mêmes? Depuis quand aimerait-il les libraires pour eux-mêmes ? L’audiovisuel aime ce qui maintient ou accroît l’audience : donc une manière de parler des livres, quel que soit le livre. Si bien que le Libraire audiovisuel – proclamé tel par la production – doit répondre à des critères simples : il (elle) est sympabranchouille, affichant une quarantaine improbable. Prière de dire, autant que possible, «bouquin» au lieu de «livre». Le modèle est vite passé de l’audiovisuel à la presse écrite qui connaît les difficultés que l’on sait. Ladite presse s’est empressée d’adopter le masochisme anti-presse. Le Monde y vient donc, quinze ans plus tard. Pour le nouveau supplément « Livres », on annonce des articles brefs, un style positif, l’injonction d’être un guide de lecture, etc. Et brabadadoum, messieurs dames, voici dans le Monde le Libraire cyberécrit. En plus, il a un cœur. Le Libraire audiovisuel est au journalisme culturel ce que le sondeur est au journalisme politique : un alibi désespéré pour enrayer le discrédit dont souffre l’information. Partant du principe que les journalistes ne semblent plus crédibles, les journaux ont inventé toutes sortes de choses pour relayer la démagogique invention de Maurras qui distinguait entre le pays réel et le pays légal. La société civile – les vrais gens de Tony Blair – serait toujours vraie , nous dit-on, alors que «les politiques» seraient des artefacts. Des hommes ou femmes politiques racontent ces choses, sans que l’on soit frappé par l’illogisme. Dans cette embrouille, l’artefact s’arroge le droit de fabriquer et désigner les vrais gens . Donc, pour être plus crédible – espère-t-on – le journaliste s’efface devant les incarnations supposées du vrai et du réel . En politique, cela consiste à confier la rédaction des commentaires aux « experts » des instituts de sondage, transformés en interprètes des événements. Commentaires qu’ils produisent à la place des journalistes spécialisés, devenus sous-traitants. On se demande, dès lors, à quoi servent les journalistes politiques, si ce n’est à passer des heures dans les avions et les trains bourrés de confrères accrédités, comme eux, auprès d’untel ou untel. En littérature, les chefs-penseurs ont décliné le même style. Fini les journalistes ou chroniqueurs ! Tout responsable de pages culturelles et/ou littéraires se sait irrémédiablement suspect. Il pourrait être du genre à parler (ou faire parler) de livres qui n’ intéressent pas les gens . Les livres qui intéressent les gens sont les livres qui se vendent. C’est simple, non ? Dans le cas du Monde , cette réforme anti-journalistes et pro- vrais gens se fait sous l’égide d’un journaliste, Eric Fottorino, qui est publié chez Gallimard, qui a reçu le prix Femina 2007, et qui représente assez bien la confusion des genres qu’il se charge de reprocher aux rédacteurs de ses pages livres ou spectacles. « Médecin soigne-toi toi-même ! », lit-on dans l’Evangile. Voilà donc supprimées les chroniques de Josyane Savigneau et Roger-Pol Droit. Tout chef a le droit de remplacer un journaliste par un autre. Amen. Le problème, c’est qu’on annule en même temps la rubrique et le genre littéraire. Place au « coup de cœur » rotatif du Cyber-libraire. Fini, la critique. Un « coup de cœur » c’est tout le temps positif. Et le patron du Monde des Livres a bien relayé ce message, de petits déjeuners en réunions : short is beautiful . Le Brave New World sera bref, laudateur, vendeur. Ah, que j’aimerais, à l’inverse, un « coup de sang » des libraires ! On en lirait de belles, je crois, sur plein de réalités éditoriales. Mais ce ne serait pas vendeur. Et le but de l’exercice c’est que le journal – Le Monde , en l’occurrence - retrouve l’heureux temps où un article dans la presse « faisait vendre », si bien que les éditeurs paieraient plus cher les encarts. Le journaliste n’a pas à prescrire Je n’écris pas ces lignes dans le but corporatiste de défendre ma peau (j’ai une carapace). Je rappelle une évidence. Un journaliste signe ce qu’il écrit. Pour autant, il n’écrit pas uniquement en son nom. C’est de son journal qu’il tire sa légitimité. Laquelle consiste – dans le cas des journalistes littéraires – à informer sur les livres, les auteurs, les événements et les tendances. Ce qui suppose de trier, de hiérarchiser et formuler, le cas échéant, une opinion clairement perçue comme telle par le lecteur. Notre métier n’est pas de « vendre » ou « faire vendre ». Il nous revient de faire en sorte que les lecteurs soient le mieux possible informés. C’est la condition pour qu’ils continuent de lire. Et de nous lire. Le métier de libraire, lui, est d’abord un commerce. On sait toutes les belles nuances du mot « commerce » en français. Cela consiste à vendre. Heureusement ! Le livre et la littérature en vivent. Raison pour laquelle le libraire ne veut pas vendre n’importe quoi : un client abusé ne revient pas. Le libraire est donc tout aussi naturellement lecteur que le journaliste. Les métiers sont proches, mais différents. Ce qui gêne, c’est le tour de passe-passe. A partir du moment où certains médias invitent un libraire à s’exprimer, ils ne le font pas pour informer sur la librairie ou les libraires. Ils font jouer au libraire le rôle du critique littéraire. Ils lui demandent de prescrire des livres à la place de leurs journalistes jugés insuffisamment prescripteurs (et dont la vocation, je le répète, n’est pas de prescrire ). Cela risque d’embrouiller les choses : on mettra les libraires dans le même panier que certains journalistes. On leur fera moins confiance. Et les rédactions trouveront, à leur place, d’autres vrais gens : pourquoi pas le coup de cœur du marketing, du logisticien ou du distributeur ? Voire (ce serait une vraie première) le « coup cœur du sondeur » réalisé à partir des listes de meilleures ventes ? La boucle serait bouclée. Le bouclage – dans un journal comme dans un budget – c’est important.
15.10 2013

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