Les éditeurs de droit ont souffert comme les autres de la fermeture des librairies et du confinement de la population. Mais la crise sanitaire a connu son acmé à une période, le printemps, traditionnellement moins active pour l'édition juridique. « Les temps forts sont plutôt le début de l'année et la rentrée universitaire », explique Frédéric Etchart, directeur du pôle éditions chez Lextenso. « Beaucoup de choses se passent au début de l'été, en particulier sur le marché universitaire avec la parution début juillet des codes napoléoniens », confirme Chrystel Faure, directrice de la rédaction textes, codes et ouvrages chez LexisNexis. Dans ce contexte, les mauvais résultats globaux des douze mois écoulés (-14,1 % en valeur entre mai 2019 et avril 2020, selon GFK, alors que le marché était stable au cours de l'exercice précédent) tiennent autant aux conséquences du coronavirus qu'à la longue période de grèves qui l'a précédé. « Plusieurs titres importants parus fin 2019 ont souffert des grèves, témoigne Hani Féghali, directeur éditorial des ouvrages professionnels chez Dalloz. La pandémie s'est ajoutée à une conjoncture déjà compliquée. »
Répondre au besoin d'analyses
Au printemps, le nombre de titres décalés pour cause d'interruption des offices est finalement resté limité : une cinquantaine chez Dalloz, environ 25 chez LexisNexis et Lextenso. Les éditeurs annonçaient d'ailleurs dès la fin mai la reprise d'un rythme des parutions quasi normal en vue de la période déterminante de la rentrée - près d'un tiers du chiffre d'affaires du secteur est réalisé en septembre et octobre. Seule une petite part des ouvrages les moins urgents a été repoussée à début 2021 pour éviter d'engorger les librairies. Si la difficulté d'assurer la promotion des ouvrages et l'impossibilité temporaire de les vendre en librairie ont contrarié l'ensemble de la chaîne du livre, les questions juridiques soulevées par la crise sanitaire en termes de libertés publiques, de procédure ou de contentieux ont a contrario suscité chez les juristes un fort besoin de contenus et d'analyses. Les éditeurs se sont efforcés d'y répondre, aussi bien via leurs services d'actualités juridiques en ligne qu'à travers leur offre éditoriale. « L'actualité sanitaire nous permet de positionner plusieurs titres inédits », se félicite Erwan Royer, directeur éditorial chez Dalloz. Dans la collection « Dalloz Grand Angle », l'éditeur annonce des nouveautés proposant « non pas une information qui se périme vite, mais une analyse de fonds de l'impact et des effets de la crise dans la durée. » Dans la petite collection « A savoir », Dalloz a publié le 3 juin Les mots du Coronavirus, dont la version numérique était disponible dès fin avril.
Le besoin de réassurance s'est fait sentir de la même manière chez les particuliers. « La période de confinement a été favorable pour certains à des remises en question des choix de vie dans le domaine de la famille, du travail ou de l'immobilier, observe Anne-Laure Marie, directrice de Prat, leader sur le marché de la vulgarisation juridique. Beaucoup de nos ouvrages répondent à ces préoccupations. Nous sommes donc assez confiants sur les ventes à venir. » Pour répondre aux interrogations liées aux conséquences de la crise sanitaire, Prat intègrera par exemple dans la nouvelle édition de son titre Indépendant, auto-entrepreneur, micro-entrepreneur 2021, à paraître fin août, un chapitre détaillant les mesures récentes en faveur des indépendants et des conseils pour relancer son activité.
Solide socle de lecteurs
Dans le prolongement de la riche actualité juridique qui a caractérisé les dernières années sur des questions comme la procédure civile, le RGPD ou la blockchain, l'actualité sanitaire offre à son tour quelques perspectives aux éditeurs. Chez Dalloz comme chez LexisNexis, les codes intègreront les textes dérogatoires relatifs au Covid-19. LexisNexis annonce également pour la rentrée un titre d'analyse de la crise sanitaire.
En parallèle, les collections historiques continuent de bénéficier d'un solide socle de lecteurs et intègrent les dernières évolutions législatives ou réglementaires dans leurs nouvelles éditions. Elles s'enrichissent de plusieurs nouveautés. Lextenso publiera par exemple en novembre sous la marque LGDJ un Guide de l'expertise de justice et dans la collection « Les intégrales », toujours chez LGDJ, un Droit du marché numérique. LexisNexis annonce pour la fin de l'année un nouveau « Guide », le Guide du jeune expert-comptable. A destination des étudiants, l'éditeur publiera également en novembre un « Manuel », Droit français de l'arbitrage. « On a vu pendant la crise que les modes alternatifs de règlement des conflits ont été privilégiés, justifie Chrystel Faure. Le titre a un double positionnement, il pourra aussi intéresser les professionnels. »
Sur le marché des codes, Dalloz annonce pour septembre la première édition du Code de la compliance, rassemblant les textes relatifs aux lanceurs d'alerte, à la responsabilité sociale et environnementale ou à la corruption. « Ce titre est inédit et sans concurrent. Il intéresse les entreprises et les avocats », s'enthousiasme Eric Chevrier, directeur éditorial des codes. L'éditeur a aussi décidé de rééditer à l'automne son Code du travail. L'ouvrage paraît habituellement au printemps, suivi d'une édition limitée à la fin de l'été pour les étudiants. Mais « le code paru en mars est mort-né à cause du confinement, déplore Eric Chevrier. Nous rééditons donc une version classique fin août, mais en maintenant le prix étudiant de 45 euros. » Dalloz s'aligne ainsi sur le tarif du Code bleu LexisNexis qui paraît, lui, en septembre. LexisNexis publie de son côté un Code de droit alsacien-mosellan, un Code de la commande publique et un Code du numérique.
Abonnement mensuel
Reste à savoir dans quelles conditions le marché du livre de droit va redémarrer. Si les services numériques représentent déjà une part majeure de l'activité sur le marché professionnel (Chez Francis Lefebvre, par exemple le papier n'assure plus qu'environ 20 % du chiffre d'affaires), les comportements documentaires des étudiants restent encore jusqu'à aujourd'hui largement tournés vers le support livre. L'expérience du confinement pourrait changer la donne : chez Dalloz et Lextenso, les ventes de livres numériques ont respectivement augmenté de 142 % et de 110 % en mars/avril. LexisNexis, qui ne propose la version digitale de ses titres qu'en complément des ouvrages papier - le livre numérique ne peut être acheté seul - n'a pas profité de cette manne. Mais Chrystel Faure indique la volonté de l'éditeur de repenser son offre numérique « en la calibrant de différentes manières en fonction des publics auxquels elle s'adresse. » Si les contours de l'offre sont à déterminer, « notre priorité reste cette année d'assurer la continuité éditoriale papier », précise-t-elle.
Dans le même temps sur le marché étudiant, Dalloz a mis à disposition gratuitement pendant toute la période du confinement les contenus de sa plateforme Dalloz Coaching. « Nous l'avons fait afin de faciliter la continuité pédagogique », explique Hélène Hoch, directrice éditoriale universitaire. Déployé de manière opérationnelle en 2019, Dalloz Coaching fonctionne sur le modèle d'un abonnement mensuel de 9,99 euros et propose quatre modules en droit civil, droit constitutionnel, droit administratif et droit des obligations. Un cinquième module consacré au droit pénal est annoncé. L'éditeur maintient par ailleurs jusqu'à fin juin la gratuité pour ses plateformes Dalloz Bibliothèque et Dalloz Revues.
Mais le papier n'a pas dit son dernier mot : centrée sur les nouveaux modes d'apprentissage, la petite collection « Séquences de Dalloz » - quatre titres au catalogue - devrait s'enrichir de plusieurs nouveautés en 2021. « Cette série a été intéressante en période de confinement car elle montre qu'on peut travailler différemment en ayant recours à une pédagogie inversée », se félicite Hélène Hoch. Le titre Droit des obligations a notamment servi de support à une expérimentation à l'université de Vannes : un enseignant y a fait travailler ses étudiants sur les chapitres avant de dispenser son cours.
Le marché professionnel connait lui aussi des évolutions. « La mise en place du télétravail généralisé aura sans doute un impact à long terme car les salariés n'emportent pas tous leurs livres professionnels chez eux », prévoit Renaud Lefebvre, gérant des éditions Francis Lefebvre (EFL). Pendant la crise, l'éditeur a étendu certains accès numériques pour permettre à ses clients de continuer leur activité dans de bonnes conditions. « Nous y mettons un terme progressif, poursuit Renaud Lefebvre. Nous l'avons fait à titre gracieux pour tenir compte des conditions exceptionnelles. Il sera intéressant de voir qui revient à ses habitudes antérieures et qui redimensionne ses pratiques. » EFL a beaucoup expérimenté par le passé, notamment la production de titres papier à la demande, avant de se recentrer sur les collections « Mémento » et « Dossier pratique », qui continuent aujourd'hui de répondre à « une vraie demande de la part des professionnels ».
Dalloz et LexisNexis suivent aussi de près le taux d'activation de leurs codes rouge et bleu. « Même si nous proposons depuis plusieurs années un accès numérique via une clé d'activation, beaucoup de clients ont découvert cette fonctionnalité à l'occasion du confinement », remarque Eric Chevrier, chez Dalloz. D'encore confidentiel il y a quelques mois, le taux d'activation a ainsi enregistré une forte progression même si l'éditeur n'a pas été en mesure de la quantifier.
Continuer d'innover
Nonobstant le contexte particulier de la crise sanitaire, l'édition juridique poursuit un rythme classique d'innovations, de refontes et de mises à jour. Sur le marché universitaire, Dalloz a lancé le 10 juin une nouvelle collection de tout-en-un dédiés aux épreuves écrites d'accès au CRFPA (Centre régional de formation professionnelle des avocats). Intitulée « Spécial CRFPA », elle comprend cinq titres dont quatre inédits et un ouvrage traitant des libertés et droits fondamentaux et permet à Dalloz de renforcer ses positions sur un marché du CRFPA fortement dynamisé depuis la réforme de 2017 instaurant la nationalisation des épreuves écrites. LGDJ (groupe Lextenso) étoffe pour sa part sa collection « CRFPA » avec un 12e titre couvrant le droit des obligations. LexisNexis publie deux nouveautés : Méthodologie des épreuves d'accès au CRFPA et Les arrêts essentiels en droit des libertés fondamentales. Enrick B Editions, qui a investi le segment en 2017, sera aussi présent avec ses ouvrages millésimés et revendique un « gain régulier de parts de marché », selon son fondateur Enrick Barbillon.
Côté refontes, Dalloz modernise ses « Hypercours », dont les premiers titres actualisés ont paru ce mois de juin. « La collection est très appréciée des étudiants, souligne Hélène Hoch. La nouvelle maquette est notamment destinée à mieux préciser notre cible. » LexisNexis annonce pour août la refonte intégrale de la collection « Objectif Droit », la précédente datant de 2011. « Nous prenons en compte les attentes des étudiants, détaille Chrystel Faure. La collection conserve son identité, mais sera plus visuelle et plus graphique. » Une dizaine de titres sur les 35 que compte « Objectif Droit » seront refondus dès cette année. Gualino (Lextenso) modernise sa collection à petit prix « En poche » et proposera de nouvelles couvertures pour ses « Carré Rouge ». La marque, dont la direction éditoriale a été incorporée dans celle du groupe Lextenso piloté par Sidonie Doireau après le décès du fondateur Philippe Gualino en septembre 2019, dresse aussi un bon bilan de la refonte des « Mémentos » (ex- « Mémentos LMD »).
Ellipses poursuit le développement de la collection « Tout-en-un droit » et déploie de nombreuses nouvelles éditions dans ses collections historiques « Fiches de droit » ou « Le droit en schémas ». Enfin, capitalisant sur le succès de ses « Lexifiches », « CRFPA » et « Juris'Coach », Enrick B Editions a publié en novembre le premier titre de sa nouvelle collection « Mon manuel de droit » et annonce des nouveautés pour fin 2020 ou début 2021. « Nous prenons le temps d'étudier les retours sur notre premier titre pour améliorer le projet global, explique Enrick Barbillon. Nous publierons deux ou trois nouveautés par an, pas plus. » Les ouvrages affichent un positionnement haut de gamme avec un prix moyen de 40 euros, et seront organisés en leçons avec tableaux et schémas de synthèse. Chez Dalloz, l'événement de la rentrée sera les 50 ans du Lexique des termes juridiques. L'éditeur diffusera pour l'occasion sur les réseaux sociaux un morphing des couvertures de l'ouvrage à travers les années.
La production
Les ventes
Les principaux éditeurs
Des pas de côté pour élargir le public
Les éditeurs se montrent toujours aussi actifs sur le marché en plein essor des livres juridiques « de détente ». Seul Dalloz interrompt momentanément sa production pour se concentrer sur son cœur de cible. Mais l'éditeur précise avoir des projets à moyen terme. LexisNexis annonce deux beaux-livres : Portraits de procureur, en deux tomes, et Opéra et droit. EFL s'est essayé au genre « semi-grand public » avec Les intox fiscales, paru en juin 2019 et dont le succès a « dépassé » ses espérances. « Nous referons ce genre de livre, mais sur des sujets qui s'y prêtent et pour lesquels nous sommes légitimes », annonce Renaud Lefebvre, le gérant d'EFL.
Dans un tout autre ton et style, Enrick B Editions a publié début juin son premier roman graphique Alice au pays du droit, qui inaugure une série appelée à se développer. La maison annonce pour septembre un livre en partenariat avec le site web Curiosités juridiques, très populaire sur les réseaux sociaux. « Nous allons étendre notre collaboration en publiant en octobre le premier numéro de La revue du droit insolite, qui sera vendue en librairie », précise le fondateur, Enrick Barbillon.
Des étudiants plus acheteurs
Déjà, avec la médecine, historiquement plus sélectives que les autres filières, les études de droit voient leurs critères d'accès durcis dans le cadre de la réforme de Parcoursup. La part des étudiants admis en première année et titulaires d'une mention bien ou très bien au baccalauréat est en forte hausse, en particulier dans les universités parisiennes. Bonne nouvelle pour les éditeurs, ces nouveaux étudiants, plus impliqués dans leurs études, sont aussi plus acheteurs. « Pour certains titres comme Droit constitutionnel - le Hamon-Troper -, les ventes ont progressé de 10 à 15 %, nous avons même dû réimprimer », se félicite Frédéric Etchart, directeur du pôle édition du groupe Lextenso. Le constat est partagé par tous les éditeurs : « Nous avons eu des remontées d'enseignants précisant que les étudiants acquièrent plus d'ouvrages », confirme Hélène Hoch, directrice éditoriale universitaire chez Dalloz. Cet engouement trouve son origine dès le lycée : Manon Savoye, directrice éditoriale chez Ellipses, signale un « grand intérêt » en terminale pour l'option Droit et grands enjeux du monde contemporain.