Des écrits inédits d’Albert Camus viennent de donner l’occasion, le 8 septembre 2015, à la Cour d’appel de Paris de se pencher à nouveau sur le singulier droit de divulgation, un des attributs du droit moral. En l’occurrence, les magistrats ont sanctionné la publication de lettres inédites, en considérant que la reproduction antérieure d’extraits de cette correspondance n’avait en rien emporté un «
épuisement du droit de divulgation ».
Ce droit est inscrit dans le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) à l’article L. 121-2.
Celui-ci précise que l’auteur «
détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ». Le droit de divulgation est le droit par lequel l’auteur est seul à décider si son œuvre peut être ou non rendue publique. Quand bien même il serait lié par un contrat et tenu de livrer un manuscrit, les tribunaux ne peuvent l’y forcer s’il s’y refuse. Les magistrats lui demanderont de verser à l’éditeur une compensation pécuniaire, mais en aucun cas ils ne lui feront obligation de livrer son œuvre.
De même, quiconque entre en possession du support matériel d’une œuvre ne peut la divulguer qu’avec le consentement de l’auteur. C’est ainsi que le propriétaire d’un tableau ou d’un manuscrit peut se voir interdire de le rendre public
[1].
Quant aux « conditions » du « procédé » de divulgation, dont l’auteur reste maître selon la loi, il s’agit tout simplement du droit attribué à l’auteur de librement décider que sa pièce ne sera pas publiée mais seulement jouée, ou bien récitée mais non jouée, etc.
La divulgation nécessite le consentement de tous les coauteurs d’une œuvre
[2]. L’article L. 121-9 apporte enfin certaines précisions sur les rapports entre droit de divulgation et mariage.
Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Il a ainsi été jugé par la Cour de cassation, le 25 février 1997, que la production d’un manuscrit inédit en justice constituait une divulgation de l’œuvre et donc une violation du droit moral… Et le tribunal de grande instance de Paris a rappelé, le 21 septembre 1994, qu’une autorisation de consultation d’archives inédites ne permet pas au chercheur de divulguer en librairie l’œuvre ainsi découverte.
Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. Le 13 février 1981, la cour d’appel de Paris a jugé, à propos de portraits représentant Jean Anouilh, que si le photographe «
avait autorisé Paris-Match
à divulguer les cinq photos en cause dans son magazine, il n’a jamais autorisé TF1 à les divulguer par la voie de la télévision ».
Perpétuel comme tous les droits moraux, et franchissant donc la frontière du domaine public, le droit de divulgation est transmissible par voie successorale. Aux termes de l’article L. 121-2 du CPI, «
après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant: par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir »...
Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain.
L’exercice
post mortem du droit de divulgation a d’ailleurs donné lieu à quelques-unes des plus retentissantes affaires juridico-littéraires.
L’article L. 121-3 du CPI envisage en effet les «
cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé ».
La cour d’appel de Paris a ainsi sanctionné, le 24 novembre 1992, la publication des cours de Roland Barthes. Les séminaires de Jacques Lacan ont été examinés par le tribunal de grande instance de Paris, le 11 décembre 1985.
Le 24 octobre 2000, la Cour de cassation a mis un terme à l’affaire
Antonin Artaud. Les hauts magistrats ont rejeté les demandes du neveu du créateur visant à interdire aux éditions Gallimard la publication du vingt-sixième tome de ses œuvres complètes. Ils ont estimé que «
le droit de divulgation post mortem
n’est pas absolu et doit s’exercer au service de l’œuvre, en accord avec la personnalité et la volonté de l’auteur telle que révélée et exprimée de son vivant ; (…) en l’espèce, l’édition des œuvres complètes d’Antonin Artaud, voulue par l’auteur et entreprise avec l’assentiment de ses héritiers, s’est poursuivie depuis la mort du poète, conformément à sa volonté de communiquer avec le public et dans le respect de son droit moral, pour la propagation d’une pensée qu’il estimait avoir mission de délivrer ».
Les cas des inédits et des copies
Les inédits sont souvent des fonds de tiroir et parfois de réels chefs-d’œuvre que l’on croyait disparus à tout jamais. Tous suscitent de grandes passions, littéraires, financières ou scientifiques, qui peuvent même prendre un tour judiciaire. Le droit sur les œuvres posthumes est en effet complexe mais d’une rigueur implacable tant prévue par le CPI, que rappelée sans cesse par la jurisprudence.
Aux termes de l’article L. 123-4 du CPI, «
le droit d’exploitation des œuvres posthumes appartient aux ayants droit de l’auteur si l’œuvre est divulguée au cours de la période [de protection, c’est-à-dire généralement pendant au moins soixante-dix ans à compter de la mort de l’auteur]. Si la divulgation est effectuée à l’expiration de cette période, il appartient aux propriétaires, par succession ou à d’autres titres, de l’œuvre qui effectuent ou font effectuer la publication ».
Pour l’écrivain qui n’est pas encore tombé dans le domaine public, seuls ses ayants droit percevront des redevances; en revanche, pour ce qui est du manuscrit caché et publié après la période légale de protection, les droits patrimoniaux reviendront au propriétaire matériel de l’inédit. Il s’agit là d’une exception au principe d’indépendance des propriétés incorporelle et matérielle.
Dans ce second cas, «
la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication ». Mais l’abus de droit sanctionne ceux qui attendront l’expiration de la période légale de protection pour divulguer leurs trésors et bénéficier de quelque vingt-cinq ans de redevances. De plus, en 1990, la cour d’appel de Paris a estimé que celui qui procède à la publication d’un inédit ne peut exiger la mention de son nom sur chaque reproduction de cet inédit.
Les interrogations se font par ailleurs nombreuses face à la multiplication des différents états (ébauches, brouillons, etc.) d’un même texte, voire de ses copies manuscrites successives; sans compter que, dans l’avenir, le cas des écrivains qui ne passent pas par une étape manuscrite (créant directement sur leur antique Underwood ou sur leur Mac) entraînera de nouveaux conflits. Un arrêt de la Cour de cassation de 1993, rendu à propos d’un inédit de
Jules Verne, a tranché en faveur du propriétaire du manuscrit original et non de celui de la copie.
L’article L. 123-4 du CPI précise : «
Les œuvres posthumes doivent faire l’objet d’une publication séparée, sauf dans le cas où elles ne constituent qu’un fragment d’une œuvre précédemment publiée. Elles ne peuvent être jointes à des œuvres du même auteur précédemment publiées que si les ayants droit de l’auteur jouissent encore sur celles-ci du droit d’exploitation. » Une telle prohibition trouve son origine dans la peur de voir certains collectionneurs de manuscrits procéder à un amalgame trompeur entre les deux parties et s’arroger des droits sur des œuvres déjà tombées dans le domaine public.
La pratique invite les éditeurs prudents qui souhaitent réunir les inédits à obtenir l’accord aussi bien du propriétaire du manuscrit que des ayants droit de l’auteur. Car, en tout état de cause, ceux-ci conservent un droit moral sur l’ensemble de l’œuvre, droit qui ne connaît pas le domaine public puisqu’il est transmissible perpétuellement.
Enfin, c’est ce même droit de divulgation qui empêche également la simple citation, sans autorisation expresse, de textes inédits.