On entend régulièrement, comme une petite ritournelle, que les juges, qui ne sont en général pas élus, devraient se borner à juger, pas de créer de la norme, que seul le peuple souverain, directement ou par ses représentants élus, dispose de la légitimité de créer des règles de droit. C’est vrai, mais ce n’est pas si simple. Sortons nos codes.
Si, de façon conceptuelle, on peut affirmer que le juge n’est pas une source de droit, car il ne crée pas de normes comme le fait le législateur, en pratique, chacun s’accorde à reconnaître à la jurisprudence une autorité qui contribue à l’élaboration du droit. En effet, la loi ne peut pas tout prévoir et, dans bien des cas, le juge ne trouve dans aucun texte législatif ou réglementaire la solution au litige qui lui est soumis. De plus, dans bien des cas aussi, la loi nécessite d’être interprétée en raison soit de sa trop grande généralité soit de son ambiguïté.
Or le juge est tenu, en application de l’article 4 du Code civil, de statuer, même en cas d’insuffisance ou d’obscurité de la loi. Il s’ensuit que, dans bien des hypothèses, il est contraint d’élaborer lui-même une norme propre à trancher le litige. Autrement dit, l’absence de solution textuelle évidente au litige qui lui est soumis fonde le pouvoir, le devoir du juge de recourir à l’interprétation pour trouver une issue.
La loi est générale, le juge doit être concret
Ainsi en est-il lorsqu’aucun texte ne vient traiter directement la question, que l’ambiguïté de la loi ne permet pas d’en déduire le sens avec évidence, que l’application de plusieurs textes contradictoires semble difficile à combiner ou que le texte a besoin d’interprétation en raison de la survenance d’une modification de l’environnement réglementaire ou du besoin d’adapter à l’évolution des réalités économiques et sociales.
Dans d’autres cas encore, la loi, bien que claire, se heurte à des principes supérieurs, par exemple la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de sorte que le juge est tenu de l’écarter. Enfin, lorsque la loi énonce une règle sous une forme générale, il revient au juge d’en dégager le sens concret applicable à la situation de fait dont il est saisi.
C’est ainsi que si la plupart des décisions de justice n’ont pour objet que de trancher des litiges individuels, certaines ont une portée plus grande qui peut dépasser l’enjeu du litige qui oppose les parties lorsque le juge y affirme un rôle créateur de droit, en complétant le silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi, en interprétant un texte nouveau, en affirmant les principes nécessaires à la validité et la cohérence du système juridique ou en approuvant une évolution nécessaire du droit pour tenir compte des évolutions de la société.
En théorie toujours, ces décisions, même émanant des plus hautes juridictions française, le Conseil d’État pour l’ordre administratif, la Cour de cassation, pour l’ordre judiciaire ne revêtent pas un caractère obligatoire. Tout juge est libre d’interpréter la loi comme il lui semble bon et un juge sortant de l’École nationale de la magistrature peut très bien, sans commettre la moindre faute, adopter sur un point de droit déterminé une doctrine différente de celle qui a été consacrée par Cour de cassation.
La Cour de cassation au sommet de la hiérarchie judiciaire
Mais la répétition par une juridiction de solutions identiques à une même situation donnée aboutit à forger une jurisprudence et lorsque cette jurisprudence émane d’une juridiction supérieure, les magistrats des juridictions qui lui sont subordonnées auront tendance à la suivre pour éviter que leurs propres décisions ne soient ensuite infirmées à l’occasion des voies de recours.
C’est ainsi, par exemple, que les décisions de la Cour de cassation, laquelle occupe une place unique au sommet de la hiérarchie judiciaire, ont un très fort retentissement et jouent un rôle éminent dans l’uniformité de la règle de droit, au point de devenir presque à leur tour des règles de droit générales et abstraites.
En cela, la jurisprudence peut être considérée, malgré la règle de l’article 5 du Code civil, qui prohibe les arrêts de règlement, comme une véritable source de droit. Ainsi, étudier le droit ne consiste pas uniquement à apprendre la règle générale et abstraite édictée par le législateur, mais à comprendre la façon dont le juge va l’appliquer aux situations concrètes dont il est saisi.
Bien sûr, le juge demeure subordonné au législateur qui, en votant une nouvelle loi, peut remettre en cause une jurisprudence. Mais ce dernier n’aura pas toujours le dernier mot, car lui aussi doit respecter les normes qui lui sont supérieures et s’imposent à lui, en particulier la Constitution dont le respect est placé sous l’œil vigilant du Conseil constitutionnel.