La vie de Loo Ching Tsai (1880-1957), plus connu sous le nom de Monsieur Loo, est l’un des destins les plus incroyables qui se puissent imaginer : aventure, argent, pouvoir, guerres et révolutions, trafics, grandeur et décadence, tout y est. Le personnage aurait pu devenir le héros d’un roman. Géraldine Lenain, historienne spécialiste de l’art chinois, qui vit à Shanghai, a préféré en faire un récit biographique, aussi minutieux que passionnant.
Né en 1880 à Lujiadou, un village perdu sur les bords du Yangtsé, Lu Huan Wen - comme nombre de Chinois, il changera de nom plusieurs fois dans sa vie - était assez mal parti. La famille est pauvre, le père opiomane. La mère se suicide de chagrin. Son mari la suit. Le jeune Lu se retrouve orphelin. Mais il est beau garçon, intelligent, et sans scrupules. Il entre au service de Zhang Jinjiang, héritier d’une riche famille, qui devient vite son protecteur, ayant décelé chez son cuisinier des capacités hors du commun. Homme d’affaires anarchisant, très lié aux premiers nationalistes chinois, à Sun Yat-sen puis au Kuomintang, M. Zhang est nommé en 1902 à l’ambassade de Chine à Paris. Lu, devenu Lou, puis Loo, est du voyage. Le patron fait du business, ouvre une galerie d’objets chinois, où le jeune homme apprend son métier. Puis il volera de ses propres ailes, et connaîtra une ascension fulgurante. Quoique demeurant viscéralement chinois (il retournera dans son pays jusqu’à la révolution de 1949, et aidera ses concitoyens de Lujiadou), il adopte la France comme seconde patrie, tentant même, en 1952, de devenir français, en vain et pour des raisons mal élucidées. Il parle un peu notre langue, coupe sa natte, s’habille à l’occidentale avec une élégance raffinée, épouse une jeune Française, Marie-Rose (fille d’une « femme légère », Olga, avec qui ils formeront un ménage à trois), qui lui donnera quatre filles, françaises et baptisées. La dernière, Janine, femme du poète Pierre Emmanuel, prendra sa succession en 1952, jusqu’à 2002.
Parti de peu, une galerie place de la Madeleine, M. Loo va devenir un grand marchand d’art asiatique de son temps (chinois, mais aussi indien ou khmer), à Paris, à Londres, et surtout à New York, où il ouvre en 1914 une succursale sur la 5e Avenue, et où il passera le plus clair de son temps. Il achète et revend des myriades d’objets, amasse une fortune colossale. En 1928, il fait construire rue de Courcelles, tout près du parc Monceau, une pagode délirante, à la fois musée (le « musée du Loovre »), galerie et demeure du clan. Elle existe encore, même si Janine, nonagénaire, a dû la vendre en 2011.
Pédagogue, bienfaiteur des musées du monde entier avec qui il commerçait et à qui il a offert de somptueux cadeaux - comme les 67 jades archaïques au musée Guimet, qui lui ont valu la Légion d’honneur -, mais aussi trafiquant peu regardant, voire pilleur du patrimoine de son pays, dont le business s’est effondré après l’arrivée au pouvoir de Mao, qui le considérait comme un traître, le personnage était plus que complexe. Une espèce de Citizen Kane policé, de Clappique à sang froid, un homme qui aurait pu fasciner Proust aussi bien que Malraux. Sa vie nous est maintenant connue. Le roman reste à écrire.
J.-C. P.