L'entreprise sera-t-elle au rendez-vous, le jeudi 10 mars 2022 à 10 heures, pour rencontrer le livre ? Début février, le Centre national du livre a lancé une opération pour un « quart d'heure de lecture » simultané dans tout le pays, invitant les Français, où qu'ils se trouvent à ce moment-là, à s'interrompre pour plonger dans le livre de leur choix. Pour l'occasion, l'organisme encourage en effet « la participation des entreprises, privées ou publiques », non sans préciser que cet événement peut « constituer un facteur notable d'amélioration de la performance et du bien-être au travail ». Un feu vert pour la « livre-entreprise » ?
Les auteurs, des entrepreneurs comme les autres
« Il n'y a pas de stress qu'un quart d'heure de bonne lecture ne puisse soigner, c'est du vécu », réagit Nicolas Dufourcq, directeur général de BPIFrance. Depuis 2019, la banque publique d'investissement organise d'ailleurs des soirées littéraires avec l'agente et scout littéraire Catherine Farin. Celle-ci, en lien avec les éditeurs qui peuvent vendre jusqu'à 1 000 exemplaires pour l'occasion, convie des écrivains de fiction à échanger sur l'un de leurs livres avec les équipes de cette organisation dédiée au financement des entreprises.
« Je ne cherche pas à avoir un payback, assure Nicolas Dufourcq. Ces rencontres font du bien à tout le monde. Par ailleurs, il y a un continuum complet entre les auteurs, qui font des choix de liberté très forts, et nos entrepreneurs à qui l'on dit toujours "soyez libres, créatifs, et maîtres de votre vie". »
De façon accélérée depuis le milieu des années 2010, et plus encore sous l'influence de la crise sanitaire, la littérature entre donc en entreprise. Elle n'est plus l'apanage des maisons du luxe, qui continuent toutefois d'exploiter leur proximité avec les Lettres comme en témoignent Les Rendez-vous littéraires rue Cambon, un salon littéraire filmé et animé par Charlotte Casiraghi pour Chanel depuis janvier 2021, ou encore la collection « Les abeilles de Guerlain » lancée en 2015 avec Le Cherche Midi qui revendique par ailleurs quelque 400 références réalisées en partenariat avec des entreprises.
Tournées d'entreprises
Si le mouvement reste encore porté par de grandes entreprises comme La Poste, Orange, la SNCF, ou encore Enedis, qui s'inscrivent depuis longtemps dans une tradition de mécénat par la création de prix ou d'événements, désormais, des start-up de la tech tiennent des clubs de lecture, des acteurs du BTP mènent des coéditions pour promouvoir leur activité, quand d'autres encore accueillent des personnalités littéraires. La création par Editis de son « Bureau des Auteurs » en octobre 2020 le prouve : ce dernier format est fortement plébiscité.
« Editis s'est lancé depuis longtemps dans une politique de diversification des publics et des revenus de ses auteurs », justifie Stéphane Watelet, directeur des éditions Télémaque et responsable de ce nouveau service qui reçoit « de plus en plus de demandes » via sa plateforme en ligne. Malgré les périodes de confinement, le groupe, qui prélève une commission d'environ 10 % sur le tarif des rencontres, a ainsi organisé une douzaine de moments entre des écrivains et des salariés de divers horizons.
Depuis 2018, Catherine Farin fait partie de ces « tourneurs professionnels », actifs depuis une quinzaine d'années, auxquels Editis pourrait finir par s'associer si la tendance se confirme. « Un facteur clé de succès est de s'adresser au top management, ça ne part jamais d'un CE », explique l'agente. Pour l'auteur invité, c'est la garantie d'accéder à un lectorat qui n'est pas le sien habituel mais qui ne manque pas de « questions très fines, très pertinentes ». « Florence Aubenas a trouvé ça génial alors qu'elle est rodée à cet exercice ! », illustre-t-elle en évoquant la dernière soirée organisée avec La Poste.
Le « bien-être mental » pour tous ?
Et pour les entreprises ? « Le livre est un magnifique vecteur de discussion en interne qui permet de créer de l'intelligence collective, c'est une utilité diffuse », considère Gabriel Leroux qui monte des conférences depuis 2005 et coproduit le podcast « Corporate Book Club » depuis décembre 2020. Avec Yassir Hammoud, fondateur de Smart Affairs, ils proposent chaque semaine un entretien d'une vingtaine de minutes avec un essayiste afin de « nourrir la réflexion » et de « prendre du recul ».
« On veut mettre en lumière des entrepreneurs, des coachs en créativité, des spécialistes du bien-être et de l'innovation, pour montrer que l'entreprise est au centre d'une diversité d'approches et de réflexions, et donc de publications », explique Gabriel Leroux, peu avant l'ouverture de la seconde saison de l'émission, prévue pour février 2022. « Or cette littérature entrepreneuriale et managériale est largement méconnue en France », poursuit celui qui travaille régulièrement avec Dunod, Eyrolles, Pearson, Diateino, Flammarion, Odile Jacob, Vuibert, ou encore les éditions de L'Observatoire.
« Les corbeilles de fruits et les baby-foots c'est très bien, mais il faut aussi parier sur l'intelligence des collaborateurs, apporter une réponse à un besoin de s'éveiller intellectuellement, de s'épanouir », considère par ailleurs Yassir Hammoud. Une forme de « bien-être mental » qui concerne bien souvent les cadres et les managers, premiers ciblés par ces animations. « Nous travaillons au développement d'une offre digitale, l'idée étant qu'une hôtesse de caisse de Carrefour puisse accéder à des contenus en ligne tels qu'un podcasts, une capsule vidéo ou la retransmission d'une conférence », précise l'entrepreneur qui entend aussi développer un « festival du livre en entreprise ».
Chez SNCF Gares & Connexions, les « cafés littéraires » mis sur pied depuis décembre 2021 dans le cadre de la lecture « grande cause nationale » se veulent eux aussi inclusifs. « Quel que soit son métier ou sa sensibilité littéraire, chaque collaborateur est le bienvenu », assure la directrice générale Marlène Dolveck. « L'objectif de ces rencontres est de susciter des moments de convivialité pour tous nos collaborateurs, sur l'ensemble du territoire, comme nous l'avons récemment vécu avec Lilia Hassaine venue nous présenter Soleil amer », indique-t-elle. À chacun de ces rendez-vous trimestriels, la société, qui compte plus de 15 000 collaborateurs et prestataires, offre environ 100 exemplaires. « Cette dimension de culture d'entreprise était passée de mode mais on en reparle aujourd'hui comme si on avait besoin de faire corps commun, de se retrouver dans la culture », estime Jean-Marie Charpentier, consultant en communication et auteur de Communiquer en entreprise : Retrouver du sens grâce à la sociologie, la psychologie, l'histoire (Vuibert, 2019).
Pour que cette histoire d'amour entre livre et entreprise concerne le plus grand nombre, pour qu'elle bénéficie autant aux acteurs de l'un et de l'autre univers, et pour qu'elle s'inscrive dans une œuvre plus complète et durable de démocratisation culturelle, faudra-t-il instaurer une « Responsabilité culturelle des entreprises » ?
Il y a un an, dans une tribune à Libération parue le 25 mars, Amélie de Bourbon-Parme, Séverine Morel et Isabelle Peracchi du groupe Havas invitaient à définir une « RCE, qui serait à l'art, la culture et la création ce que la RSE est à l'environnement, la diversité et les droits humains. » Un plaidoyer, en somme, pour la livre-entreprise.
