Le soutien du pape à la littérature

Le pape François, le 25 août 2024 au Vatican - Photo Alberto Pizzoli - AFP

Le soutien du pape à la littérature

La « Lettre du Pape François sur le rôle de la littérature dans la formation » publiée au milieu de l’été par le Saint-Siège est passée un peu inaperçue. Alors que, d’après notre chroniqueur, elle rompt avec la tradition de l’Église catholique en la matière. Explications.

Remercions d’abord William Marx d'avoir relevé dans Le Monde l'intérêt du texte que le pape François a publié en plein été sur la littérature. On y trouve en effet un plaidoyer nourri des bienfaits et de la fonction irremplaçable de cette forme d'expression.

Contre-pied

Cette prise de position tranche avec l'image d'une Église très méfiante à l'égard de la production éditoriale. De la mise à l'index issue du Concile de Trente au XVIe siècle à l'initiative de l'Abbé Béthléem sous la IIIe République pour donner un avis catholique sur les parutions de l'époque, les relations de la hiérarchie vaticane avec la littérature sont largement marquées par une forme de méfiance. Et encore aujourd'hui, une partie du parti républicain soutient aux USA un mouvement de censure des livres en mettant en avant la supériorité de la Bible dans l'éducation.

Ainsi, à rebours d'une partie des croyants et d’une posture faisant prévaloir le jugement sur l’examen attentif, en jésuite, le pape François réfléchit sur ce qu'apporte la lecture. Et d’abord, en phase avec son époque, il conçoit le lecteur comme une personne qui construit son propre univers. Chaque texte est réapproprié par un sujet singulier. François cite son confrère jésuite Michel de Certeau qui avait justement remis en question la réduction du lecteur au texte et insisté sur la manière dont chacun construit le sens de sa lecture à la lumière de son histoire personnelle. Il braconne des significations au fil de ses lectures.

Réduire la lecture à un divertissement un peu dérisoire revient à nier la fonction éminente de la pratique dans le rapport des individus à eux-mêmes. Et, afin que ce rapport reste personnel, il doit se garder de la contrainte : « Il n’y a rien de plus contre-productif que de lire par obligation, de faire un effort considérable juste parce que d’autres ont dit que c’est essentiel. Non, nous devons choisir nos lectures avec ouverture, surprise, souplesse, en nous laissant conseiller, mais aussi avec sincérité, en essayant de trouver ce dont nous avons besoin à chaque moment de notre vie ». De ce point de vue, François rejoint le discours dominant sur la liberté qui doit entourer la lecture. Et libraires comme bibliothécaires savent à quel point ils occupent une fonction importante à certains moments de la vie des lecteurs qu’ils conseillent…

Un lecteur sensible et singulier

Ce lecteur (croyant ou non) singulier n’est pas un robot (duplicable) mais un être sensible. Il fait une expérience du monde socialement déterminée [la sociologie a raison d’exister] mais, par la lecture, il accède à l’expérience que les autres en font. Il découvre une altérité non de façon abstraite mais concrète et émotionnelle. Parlant de la littérature, François rappelle que Borges invitait ses étudiants à entendre « la voix de quelqu’un » dans leur lecture d’un auteur.

La force de la littérature est de faire sentir (et pas seulement comprendre) l’expérience que les autres font du monde. La beauté d’un paysage, la cruauté d’un personnage, la découverte par le voyage sont autant de facettes de la réalité du monde loin de se réduire à la rationalité instrumentale (fin/moyens) comme les occidentaux ont tendance à le faire. Exemple parmi tant d’autres, Caroline Hinault décrit l’expérience de la forêt à la frontière polono-biélorusse à la fois du point de vue d’une migrante syrienne avec son frère, d’une journaliste-activiste en retraite dans les bois, et d’une habitante de cette région éloignée.

Travailler l’empathie

Mais si l’expérience de la lecture est profondément personnelle, elle a des vertus collectives. Elle permet ainsi une « gymnastique du discernement » que François juge bénéfique pour le prêtre mais dont les bienfaits peuvent concerner tous les lecteurs. À force de voir des personnages évoluer dans des univers qui nous sont différents et d’accéder à leur expérience sensible, nous pouvons mieux connaître le monde dans sa diversité, sa richesse et sa complexité.

Le bien et le mal ne sont pas des notions abstraites mais sont travaillés par la vie concrète d’individus sensibles. Comment ne pas voir dans cette ouverture les germes d’une capacité d’écoute nécessaire dans toutes les situations et au sein de toutes les organisations (de la famille à l’entreprise sans oublier les instances politiques) ? « En lisant, nous découvrons que ce que nous ressentons n’est pas seulement nôtre mais universel ».

La littérature dans la reconstruction de l’universel

La force de ce texte pontifical repose sur sa capacité à placer la lecture à l’articulation entre le personnel et l’universel. La littérature n’est ni à bannir ni à encenser pour des raisons morales ou au nom de critères esthétiques abstraits. De même, elle n’est pas à prendre au pied de la lettre comme si seuls des auteurs noirs pouvaient légitimement parler des noirs américains et que les lecteurs n’étaient pas capables de distance par rapport au texte.

L’écrivain et le lecteur sont en dialogue dans et à travers le texte. En cela ils participent de la construction des représentations du monde et donc du monde lui-même. Les bienfaits de la lecture à l’individu sont indéniables et Antoine Compagnon a raison de les mettre en avant mais ils concernent aussi la société dans son ensemble. Si chacun est capable de se mettre à la place des autres, l’attention aux autres devient davantage possible et la vie ensemble plus paisible...

02.09 2024

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