Applaudissements nourris. Dans la grande salle où ils réunissent leur assemblée annuelle, jeudi 30 mai à New York, en marge de la foire professionnelle BookExpo, quelque 250 libraires de l'American Booksellers Association (ABA) saluent, debout, le dernier discours de leur directeur général. Après trente ans à leur service, dont dix comme directeur général, Oren Teicher, qui aura alors 70 ans, prendra sa retraite à la fin de l'année. Au risque de heurter sa réserve et sa modestie extrêmes, ils savent ce qu'ils lui doivent.
Résilience
Décimés dans les années 1990 par l'expansion sans précédent des chaînes de « superstores » Borders (aujourd'hui disparues), Barnes and Noble ou encore Books-A-Million, sans cesse ébranlés par les offensives sur les prix des grands distributeurs généralistes (Wallmart) et spécialisés (Toys'R Us), marginalisés dans les années 2000 par la progression exponentielle d'Amazon, attaqués de plein fouet par l'émergence spectaculaire du livre numérique, les libraires américains étaient exsangues il y a dix ans. Leur association était, elle aussi, très affaiblie même si Avin Domnitz, l'un de ses anciens présidents, libraire à Milwaukee (Wisconsin), qui a assuré lui-même la direction générale de 1997 à 2009, épaulé, déjà, par Oren Teicher, lui avait permis de rester à flot financièrement et de se réorienter politiquement. « Les librairies indépendantes subissaient des attaques si massives qu'on ne voyait pas comment elles allaient pouvoir tenir le coup, se souvient celui qui a pris sa succession en 2009. Mais, ajoute Oren Teicher, elles ont résisté, manifestant une énorme capacité de résilience. »
De 1 401 adhérents en 2009, détenant au total 1 651 librairies, l'ABA est passée en 2019 à 1 887 adhérents (+ 34,7 %), avec 2 529 implantations (+ 53,2 %). Sous le « règne » de l'ancien chargé de mission de la « media coalition » à la fin des années 1980, qui avait rejoint l'ABA pour y créer l'Association des libraires pour la liberté d'expression (ABFE), elle a connu une progression continue sur toute la décennie même si la part de marché des libraires indépendants stagne entre 6 % et 8 % selon les sources. Pour Oren Teicher, c'est dans les têtes qu'est survenu le principal changement depuis dix ans. « Les libraires ont compris que, face à la concurrence, l'important est de faire ce que l'on a à faire, et de le faire bien, estime-t-il. Or ils vendent des livres, mais surtout une expérience, une relation à leur communauté. S'il faut qu'ils affrontent la concurrence, il faut surtout qu'ils écrivent leur propre histoire. »
Mission
Pour cela, sur la base de la réorientation de ses priorités vers le service aux adhérents décidée il y a dix-sept ans, l'ABA a massivement investi dans la formation et les technologies. « La question de fond, c'est comment pouvons-nous aider nos membres à être de meilleurs libraires », résume Oren Teicher, qui se dit très impressionné par l'esprit d'entreprise qui caractérise les libraires. « C'est un étonnant groupe d'entrepreneurs, qui veulent bien sûr que leur activité soit profitable, mais qui se considèrent avant tout investis d'une mission. Nous voulons les aider à l'accomplir », dit le directeur général de l'ABA, à la tête d'une équipe d'une trentaine de salariés permanents répartis en sept départements, avec un budget annuel de l'ordre de 6,5 millions de dollars (5,8 millions d'euros) et 25,8 millions de dollars (23 millions d'euros) de réserve.
Du Winter Institute, qui rassemble chaque année fin janvier dans une ville différente, depuis quinze ans, quelque 700 à 1 000 libraires (1), aux multiples sessions et webinars (séminaires en ligne), tous disponibles en podcast, organisés à de multiples occasions dont BookExpo, l'association a développé une impressionnante batterie d'outils de formation sur tous les sujets. Un Children's Institute, tous les ans fin juin, a également été créé en 2013. Sur le plan technologique, l'ABA propose aussi bien des solutions de gestion, de marketing ou de communication qu'une plateforme de e-commerce, IndieCommerce, qui permet à la moindre des petites librairies de disposer de son site de vente en ligne. « Nous avons été très offensifs pour convaincre les libraires des différentes manières dont ils pouvaient utiliser les nouvelles technologies », souligne Oren Teicher.
Coopération
En parallèle, le directeur général de l'ABA a fait progresser l'idée selon laquelle « on pouvait développer la librairie dans un environnement moins conflictuel avec les éditeurs. Il y a dix ans, le commerce de librairie se pratiquait encore comme soixante ans plus tôt, explique-t-il. Aujourd'hui, la relation éditeur-libraire a changé. Nous discutons avec des partenaires qui ont compris que notre survie était aussi essentielle à la leur. Nous avons institué une meilleure coopération. »
Le directeur général, dont le successeur doit être choisi d'ici à début octobre de telle sorte qu'il puisse l'emmener à la Foire de Francfort, voit également émerger aux Etats-Unis une nouvelle génération de libraires « nativement à l'aise avec les nouvelles technologies, mieux préparés au métier, plus orientés business », se réjouit-il. Aujourd'hui l'ABA est « solide », sur de bons rails :« C'est le bon moment pour que je parte, conclut Oren Teicher.Aussi bien pour elle que pour moi. »
(1) Le prochain Winter Institute est prévu du 21 au 24 janvier 2020 à Baltimore.