Grandes surfaces culturelles

Les chaînes qu’on abat

Les chaînes qu’on abat

Les défaillances de plusieurs grandes enseignes ouvrent une période d’incertitude pour toute la chaîne du livre. Pour Christian Thorel (Ombres blanches), les librairies indépendantes doivent en tirer les leçons en se rapprochant de leurs clients.

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Par Clarisse Normand
avec Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 03.04.2014 à 17h10

Sale temps pour les librairies d’enseigne. Virgin est en redressement judiciaire et peine à convaincre des acheteurs : la meilleure offre, déposée par Rougier & Plé, porte sur seulement 11 des 26 points de vente et 285 des 1 000 salariés, avec la reprise de la marque comme condition. Parallèlement, Chapitre a lancé un plan de restructuration qui prévoit la fermeture de 12 de ses 57 magasins et l’intégration, dans certaines librairies, de corners cosmétiques et France Loisirs. Enfin, faute d’avoir réussi à séduire un repreneur au cours des dernières années, la Fnac, leader du secteur, s’apprête à entrer en Bourse le 20 juin avec le risque non négligeable de ne pas intéresser les investisseurs, de perdre de sa valeur et de sa crédibilité et, in fine, d’être déstabilisée. Les grandes enseignes, qui représentaient l’avenir de la distribution de produits culturels dans les années 1980 et ont réalisé encore 23 % des achats de livres en 2012, selon TNS-Sofres, ont donc du plomb dans l’aile.

« Cassage ».

Plusieurs facteurs peuvent expliquer le phénomène. A commencer par l’évolution de leur actionnariat. Virgin et Chapitre (via Actissia) sont détenus depuis quelques années par des fonds de pension, respectivement Butler Capital Partners et Najafi Companies. Quant à la Fnac, elle est, pour quelques semaines encore, filiale du groupe de luxe PPR. Habitués à des niveaux de rentabilité élevés, ces actionnaires n’ont ni compris ni accepté l’économie de leurs enseignes culturelles.

Pour autant, ces dernières ont cherché à doper leurs résultats en privilégiant le financier au détriment du commercial. Du coup, « ellesne se sont pas donné les moyens d’avoir une politique convaincante dans le livre », regrette Mathias Echenay, à la tête du CDE. Certains de ses confrères sont même plus virulents en parlant de « cassage » de l’outil de travail pour réduire les coûts, en commençant par réduire l’assortiment. Au-delà de Virgin qui n’a pas vraiment réussi sa reconversion de la musique vers le livre, Chapitre, constituée à l’origine de belles librairies installées dans de grandes villes, a voulu en quelques années, comme la Fnac l’a fait sur plus d’une décennie, standardiser son offre et changer les méthodes de travail des libraires. A en juger par la situation actuelle, Chapitre a perdu son savoir-faire de libraire sans pour autant acquérir celui d’un vendeur de best-sellers. Ce qui n’est pas tout à fait le cas de la Fnac qui parvient à maintenir son chiffre d’affaires. Confortant l’approche selon laquelle les librairies d’enseigne se focalisent sur une offre massifiée, le CDE (dont le catalogue est dominé par la littérature) a enregistré depuis 2010 une érosion de 25 % à 20 % de leur poids dans son chiffre d’affaires. Enfin, découlant de cette politique, on trouve, parmi les explications aux contre-performances des chaînes, la montée en puissance d’une clientèle grand public particulièrement volatile qui, en période de crise, n’hésite pas à sacrifier ses achats de livres. D’où une forte exposition au durcissement de la conjoncture. S’y ajoute la concurrence sans cesse croissante de la vente en ligne, qu’elles n’ont pas su développer à leur profit, et qui capte désormais près de 15 % du marché, contre 3 % en 2005.

Mais, derrière les difficultés des librairies d’enseigne, c’est toute la chaîne du livre qui est touchée. Pour beaucoup de professionnels, Virgin est désormais une affaire entendue, en dépit des possibilités ouvertes par le report jusqu’au 23 mai de la date de clôture des offres de reprise. Quant à Chapitre, ils craignent clairement une augmentation du nombre de fermetures à moyen terme.

En attendant, Vladimir Lentzy, directeur général de Média Diffusion, n’y va pas par quatre chemins : «Il y aura un avant et un après-Virgin. L’enseigne est l’épicentre d’un tsunami qui aura des effets psychologiques et économiques lourds sur la filière. C’est aussi un très mauvais signal qui est envoyé vers l’extérieur et notamment vers les banques. »

Payés comptant.

Depuis la mise en redressement judiciaire de Virgin, à la mi-janvier, les achats de la chaîne sont payés comptant. Mais le montant de ses créances gelées est estimé dans le secteur du livre à 15 à 20 millions d’euros. En vertu de la « convention de ducroire », ce sont les distributeurs les plus exposés car ce sont eux qui devront assumer ces impayés. Echaudés par Virgin, la plupart ont choisi la prudence et ont revu à la baisse les niveaux d’en-cours de tous leurs comptes à risques, à commencer par ceux de Chapitre.

Naturellement, en amont, il y aura aussi des répercussions. Alors que les diffuseurs ont réduit la voilure avec les établissements en difficulté, les éditeurs s’inquiètent des niveaux de retours à venir. Mais surtout, l’ensemble de la filière est confronté à la perspective d’une réduction de son marché. Virgin représente 3 % de celui-ci et les douze points de vente de Chapitre menacés de fermeture, quelque 0,5 % sur un total d’environ 3 % (selon nos estimations). Bien sûr, en fonction des catalogues éditoriaux, ces valeurs varient. On sait par exemple que le poids de Virgin est bien plus important en BD qu’en littérature. Ce que confirme Thierry Atzori, directeur général de Delsol, l’un des principaux diffuseurs de BD : « L’enseigne qui a perdu, chez nous, quatre points de parts de marché en quatre ans, représentait encore 5 % en 2012. Et bien davantage sur les segments du comics et du manga. »

Une opportunité pour les librairies.

Naturellement, les achats effectués dans les magasins amenés à disparaître se reporteront ailleurs, mais pas à 100 %. On sait qu’en cas de fermeture d’un point de vente une partie de ses ventes s’évapore. Certains diffuseurs estiment à près de 30 % en moyenne le manque à gagner. Mais là encore, les situations peuvent être très différentes. Ainsi, lorsque le point de vente qui ferme est situé dans une ville proposant une offre de remplacement importante, les reports s’effectuent assez logiquement vers les autres magasins. A l’inverse, lorsque l’environnement ne propose guère d’alternative, la déperdition est d’autant plus forte que la visibilité des livres est réduite et les reports se dirigent davantage vers les sites de vente en ligne.

Se voulant confiant étant donné les emplacements occupés par Virgin et Chapitre, Patrice Evenor, directeur de la coordination logistique et de la relation client chez Volumen, croit à d’importants reports vers les librairies. Un sentiment partagé par de nombreux diffuseurs qui considèrent qu’elles ont, avec d’autres enseignes culturelles comme Cultura, Furet du Nord, Espace culturel Leclerc…, une formidable carte à jour. A Toulouse, où Castela et Virgin ont fermé leurs portes l’an dernier, les autres établissements, à commencer par le plus important, Ombres blanches (voir p. 15), ont vu leur chiffre d’affaires s’accroître. Mais, comme le font remarquer certains libraires dont le profil de clientèle peut être assez différent de celui des chaînes, encore faut-il pouvoir répondre à la nouvelle demande sans porter préjudice à l’ancienne. A Saint-Etienne, où Gibert Joseph a fermé l’an dernier et où Chapitre risque de disparaître, Denis Vernet, à la tête de la Librairie de Paris, réfléchit à la façon de satisfaire la demande de ces nouveaux clients. Mais pour ceux qui se voient limités en taille et en moyens financiers, le pari n’a rien d’évident.

Toucher d’autres réseaux.

Désireux eux aussi de compenser une partie de leur perte d’activité, certains diffuseurs appellent à un renforcement des échanges entre représentants et libraires, tandis que les éditeurs les plus exposés réfléchissent à trouver de nouveaux débouchés. « Face à l’érosion de nos mises en place dans un contexte de prudence généralisée, nous réfléchissons aux moyens de toucher d’autres réseaux avec une politique éditoriale de niche, explique Jean Paciulli, directeur général de Glénat. Il faut aussi aller chercher les lecteurs les plus pointus. Nous avons ainsi engagé une collaboration avec la RMN en leur fournissant des ouvrages de commande. Et nous avons un projet avec le musée des Arts et métiers. »

On peut toujours espérer que les disparitions soient un peu moins nombreuses que prévu, notamment chez Chapitre où des projets de reprise ont vu le jour dans les magasins de Rennes, de Mont-Saint-Aignan et de Dax. A Toulouse, une forte mobilisation se dessine pour sauver la librairie Chapitre-Privat. On pourrait même rêver à une réédition de l’expérience du Square à Grenoble : pour éviter sa disparition, quatre éditeurs (Minuit, Gallimard, Le Seuil et Albin Michel) s’étaient mobilisés pour la racheter et lui permettre de poursuivre son activité. Mais c’était dans les années 1980. Or les temps ont changé et la configuration des établissements aujourd’hui sur la sellette est bien différente. <

Elles souffrent

Virgin ou le rachat impossible

A la tête de 26 magasins et de 1 000 salariés, Virgin a été placée en redressement judiciaire à la mi-janvier. Depuis 2008, l’enseigne appartient à 74 % au fonds d’investissement Butler Capital Partners et à 20 % à Lagardère, son actionnaire historique. A ce jour, les offres de reprise qui ont été déposées dans le cadre de la procédure sont peu nombreuses et toutes partielles.

Chapitre ou le démembrement

Comptant 57 magasins, l’enseigne Chapitre a annoncé la fermeture possible de 12 points de vente, dont 3 particulièrement importants à Lyon, Grenoble et Toulouse. Les autres établissements concernés sont ceux de Boulogne-sur-Mer, Evreux, Cannes, Nancy-Saint-Sébastien, Narbonne, Calais, Dax, Belfort et Colmar. Chapitre appartient depuis 2011 au fonds d’investissement Najafi Companies via l’entité Actissia qui possède également des clubs de livres, dont France Loisirs et le site de vente en ligne Chapitre.com.

La Fnac ou l’évasion par la Bourse

Première librairie de France, avec 102 points de vente (dont 12 dans les aéroports et les gares) et un site Internet figurant en 2e position derrière celui d’Amazon, la Fnac fera l’objet d’une introduction en Bourse le 20 juin. Une façon pour sa maison mère, PPR, qui n’a pas réussi à la vendre au cours des dernières années, de la sortir de son périmètre de consolidation. La valorisation de la Fnac se situerait aujourd’hui entre 500 et 800 millions d’euros, selon certains analystes boursiers.

« Les éditeurs consolideront leur économie en soutenant la nôtre »

Devant la vague de fermetures dans sa ville, le libraire toulousain estime que la conviction, le désintéressement et la rigueur demeurent les principaux atouts des indépendants.

Christian Thorel.- Photo OLIVIER DION
11.10 2013

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