Que faire des pauvres ? La question paraît presque indécente. Elle n’en est pas moins philosophique. John Locke (1632-1704) l’avait bien perçue. En bon Britannique, à la manière d’un Swift un rien cynique, il traite le problème directement. Le texte qui est proposé est inédit en français. Certes, c’est un arbre à côté de la forêt que constitue l’Essai sur l’entendement, mais il a le mérite d’être concret. Locke répond à la demande du ministre du Commerce et des colonies qui lui a commandé en 1697 un rapport sur les méthodes pour mettre les pauvres au travail. Consciencieusement, celui qui est alors commissaire royal au commerce, s’est attelé à la tâche. Le texte, présenté par Serge Milano, propose une typologie des pauvres et s’attarde sur les oisifs, ceux qu’il faut mettre au travail de gré ou de force. Ainsi, Locke suggère d’envoyer les mendiants de moins de 14 ans dans des écoles d’industrie « pour y être vigoureusement fouettés et obligés de travailler jusqu’au soir ».
Une lecture superficielle pourrait ne faire retenir que la peur, le mépris et la répression à l’endroit des miséreux, un déchaînement où l’on préconise le travail forcé et les maisons de correction. Mais Serge Milano nous dit d’y regarder à deux fois.
Locke ne renie pas l’assistance. « Il faut prendre sur les réserves du royaume pour subvenir au besoin des gens, qu’ils travaillent ou non. » Il souhaite surtout une réforme d’un système social qui intègre la misère par l’assistanat au lieu de la combattre par l’éducation. Il s’en prend à l’inactivité générale de la société, celle des pauvres oisifs, mais aussi celle de la classe dirigeante tout aussi oisive qui ne fait rien pour les pauvres, à commencer par leur donner du travail avec un salaire décent.
Locke n’est pas un libéral sans compassion. Pour lui, le travail précède l’assistance. Dans ce rapport, il veut lutter contre la corruption des mœurs en supprimant les tavernes et les estaminets. Mais surtout, il insiste sur le rôle de l’éducation et de la formation. Il ouvre la voie à la définition donnée par le sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) : « Est pauvre celui dont les moyens ne suffisent pas aux fins qu’il poursuit. » Ces moyens, nous dit Locke, c’est à la société d’y pourvoir.
L. L.