Les habitués vous en avertissent : il n’y a plus à Francfort de négociations spectaculaires. Du genre : voici un manuscrit à 100 000 €, je vous le passe, lisez-le cette nuit, je veux la réponse demain. Les déplacements rapides et, surtout, l’Internet ont changé les choses. Cela dit, parcourant les étages et les pavillons, j’observe qu’à chaque stand des femmes et des hommes négocient avec flamme, chacun, chacune, en vis-à-vis autour d’une petite table (le mètre carré coûte cher à la Buchmesse). Ordinateurs, piles de feuilles, agendas, téléphones portables. Derrière eux, des livres sur un rayonnage : les parutions les plus récentes, et les catalogues à jour. On agrémente parfois d’une ou deux photos d’auteurs vedettes. Quand le patron ou le holding a des pulsions de grandiosité, le stand arbore un logo lumineux à la manière des multinationales. Dans ce cas, un brelan d’écrans plats est le bienvenu : toutes sortes d’images fixes ou mobiles. On voit des courbes, statistiques et autres camemberts, et les people les plus people édités par la maison. Chery Blair, par exemple, la femme de Tony – je la vois, géante, dans les hectares anglo-saxons. Il y a son portrait et presque un film. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une suite aux aventures de la Reine, de Tony et de la défunte Diana. Un nouveau Frears. Non, elle raconte tout. Ceux qui achètent les droits vont connaître leur souffrance. En France, ça n’est jouable qu’avec une préface de Cécilia. Chery & Céci against Betty Boop, Chery & Céci: Casino Royale, Chery & Céci: The Fouquet’s Doom, Chery & Céci: much ado about Nicholas… C’est fatiguant, Francfort. Physiquement les livres y sont peu nombreux, sauf dans les deux grands pavillons germaniques – mais cette Buchmesse là, celle des éditeurs de langue allemande, est un autre monde. Il ne s’agit plus seulement, ici, d’acheter ou vendre des droits. Le public est celui des libraires, des bibliothécaires, des distributeurs, diffuseurs et autres. Ils veulent voir les livres, les toucher, penser des vitrines, étudier des présentoirs, évaluer les volumes de commande. Et l’on se promène dangereusement au niveau 0 du bâtiment 4, où sont les libraires spécialisés en livres anciens. Ne jamais s’y rendre avec une carte de crédit. Descente aux Enfers Puisque l’essentiel, ici, reste immatériel – des fichiers informatiques, des engagements verbaux – autant essayer de percer le secret des maîtres du monde. Sinon, je vais finir en cobaye du génial constructeur des tapis roulants. J’invente d’entrer dans le seul lieu interdit de la Buchmesse. Un espace clos de très hauts panneaux rouges, analogues au pourtour de la salle des coffres d’une banque suisse. Et sur ce mur, un seul signe, dans un angle : LitAg. L’abréviation de Literary Agents & Scouts Centre. Les agents littéraires et leurs bataillons volants. LitAg se trouve au milieu de la radiale roulante qui relie les trois pavillons internationaux. Mais, on n’y accède qu’en douce, par un escalier non mécanique, l’air de rien, loin de la foule. Et le Mur Rouge se planque derrière le Centre de Presse, histoire qu’on se perde. Comme le Petit Poucet je me contente de suivre les éditeurs qui savent, eux, le chemin. Un à un, je les repère : soumis, résignés. Ils se glissent comme des ombres vers le poste de contrôle. J’emboîte le pas, à distance. Oh, ils font moins les fiers qu’aux cocktails où lorsqu’ils vous vantent leurs romans de rentrée… N’entre pas à LitAg qui veut. Il faut avoir pris rendez-vous. LitAg & Scouts prennent deux à trois patients l’heure. Cette preuve d’ appointment , il convient de la justifier aux trois vigiles qui bloquent l’accès. Et ces vigiles ne sont pas de simples cerbères. Ils sont déjà les juges des Enfers. Eaque, Minos et Rhadamanthe me soufflent mes souvenirs de mythologie grecque. Ils scrutent vos codes barres, puis une banque de données. Peut-être sont-ils détachés ici par les services d’immigration américains, et leurs listes interminables de questions. Votre rendez-vous pèse-t-il vraiment le poids d’un vrai rendez-vous ? Etes-vous digne d’entrer au royaume où vous attend l’Hadès aux cents visages à qui vous allez payer très cher un contrat qui scellera définitivement votre perte, car vous ne retrouverez jamais vos à-valoir… Je ne suis pas éditeur. Je n’ai rien à vendre, rien à acheter. Je vois passer, gênés, mi-figue mi-raisin, quelques éditeurs français qui, d’habitude, plastronnent. Les voici comme tout le monde, penauds, confus. Ils subissent les questions d’Eaque, Minos et Rhadamanthe. On ne pèse pas lourd devant LitAg. Et ce n’est qu’un début, car suivra la comparution devant telle ou tel des infernales divinités. De toute façon, je suis très vexé moi aussi. Ma carte professionnelle, le numéro à douze chiffres du Presse-Zentrum, la garantie de mon banquier, mon arbre généalogique, mon visa biométrique à jour, mon engagement à ne pas commettre d’actes hostiles envers les Etats-Unis d’Amérique. Rien n’émeut le trio des Juges. Je tourne comme une âme en peine autour du Mur Rouge. Cela met le baume au cœur des éditeurs mortifiés : eux, au moins, ont accès au centre des Brimades internationales. Il est toujours bon d’avoir plus humilié que soi. Hélène et le garçon Le salut vient d’une Grecque. Nous avions conversé la veille de ses difficultés avec les éditeurs français, pour qui la littérature grecque n’est pas une urgence – puisque leur seule urgence est d’aller s’incliner devant LitAg aux cent têtes, le Polymorphe. Appelons cette Grecque Hélène. Rêvons. Elle accepte de me présenter comme son adjoint. On sait combien puissante fut Hélène de Troie. Mon Hélène moderne se débrouille bien. Elle justifie minutieusement ses prétentions à pouvoir entrer dans LitAg. Eaque, Minos et Rhadamanthe acceptent, malgré un regard suspicieux sur l’adjoint. Ils l’ont déjà vu quelque part celui-là, mais quand et où ? Et pas sur le bon plateau de la balance. Qu’importe, voici LitAg. Je laisse ma protectrice s’éclipser vers une des officines où l’attendent ses épreuves. Et je contemple un vide pâle, blanc, fortement éclairé. Quelque chose comme la vue plongeante sur les bureaux vitrés que Jacques Tati imagina dans Playtime . Grand silence, vague murmure d’un confessionnal à la chaîne, ordinateurs, visages interchangeables, hommes ou femmes. Encore moins de livres que partout ailleurs. Je songe aux salles informatisées de la Bourse de Francfort, aux Algéco des cellules d’intervention psychologique après de grandes catastrophes ou à cent agents de l’ANPE traitant simultanément, cas par cas, leur chômeur. Eaque, Minos et Rhadamanthe avaient raison. Je ne suis pas Thésée. Je ne suis pas taillé pour LitAg. Ils l’avaient bien vu que je ne saurais pas triompher du labyrinthe et que j’étais bien incapable de descendre aux Enfers puis d’en franchir le seuil pour enlever la femme d’Hadès. Je quitte LitAg ans avoir vu Hadès, ni même l’un de ses visages. Et sans avoir piqué sa femme. Au moins, je n’ai pas perdu d’argent, ni la considération de mon contrôleur de gestion.
15.10 2013

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