Assumé voire revendiqué par des éditeurs comme Michel Lafon, XO, Albin Michel, Belfond, Fleuve éditions ou HarperCollins, le segment de la littérature grand public fait son entrée dans des maisons estampillées littéraires. Et ce, par le biais de plusieurs créations de poste.
Flammarion a ouvert le bal fin 2016 en nommant Louise Danou, alors responsable éditoriale de la fiction française chez J’ai lu, directrice littéraire chargée du développement de la littérature grand public au sein du pôle littérature générale de la maison. Fin 2017, Fayard a fait appel à Eléonore Delair, une éditrice ayant construit sa carrière outre-Rhin, pour développer Mazarine, label de littérature grand public fraîchement réveillé par la maison. Nommée directrice générale de Mazarine, celle qui travailla plusieurs années pour Blanvalet officie également au poste de directrice littéraire de Fayard aux côtés d’Alexandrine Duhin. Au printemps 2018, le nouveau P-DG du Seuil, Hugues Jallon, a créé un poste de directrice éditoriale fiction grand public que Bénédicte Lombardo, formée chez Joëlle Losfeld et dernièrement responsable du pôle fiction étranger chez Michel Lafon, a rejoint le 15 mai.
"Une autre coloration"
De son côté, Stock a embauché au poste de directrice littéraire pour les littératures françaises et francophones Caroline Laurent, jeune éditrice venue des Escales. Sans s’inscrire spécifiquement dans un segment grand public, elle souhaite apporter dans la plus vieille maison d’édition française "une autre coloration". "Force est de constater que la littérature doit faire preuve de diversité afin de renouer avec son public privilégié, les femmes, mais aussi d’attirer les jeunes vers la lecture", expliquait-elle dans Livres Hebdo (1).
A l’heure de l’hyper best-sellerisation d’un marché du livre en difficulté et alors que le nombre de grands lecteurs s’effrite, ces nominations témoignent de la volonté de ces maisons de tradition littéraire de s’ouvrir à des formes aptes à séduire un plus large public. Cette ouverture, qui n’était pas jusqu’alors nommée si clairement, apparaît aussi, en filigrane, dans la production d’autres maisons littéraires. A l’instar de l’ouragan La tresse de Laetitia Colombani publié par Grasset. Ce premier roman, écoulé à 340 000 exemplaires et dont les droits se sont arrachés dans 30 pays, a fait une entrée en force dans le palmarès GFK/Livres Hebdo des "Meilleures ventes 2017" (2). Il y occupe la 15e place aux côtés d’œuvres d’auteurs couronnés d’un prix littéraire comme Alice Zeniter (Flammarion) ou Eric Vuillard (Actes Sud) et des romans des très populaires, Raphaëlle Giordano (Eyrolles), Guillaume Musso (XO), Marc Levy (Robert Laffont), Michel Bussi (Presses de la Cité) ou Katherine Pancol (Albin Michel). "Ce roman dans l’air du temps est l’exemple même de la littérature grand public de qualité à laquelle s’intéressent particulièrement les éditeurs étrangers, note la scout Valentine Spinelli, qui dirige avec Pauline Buisson l’agence V&P Scouting. Et pourtant Grasset n’a pas changé de positionnement et continue une politique d’édition exigeante."
Cette volonté de tenir les deux bouts, entre une littérature accessible aux non-initiés et une plus pointue, apparaît aussi à l’intérieur de collections prestigieuses. "La notion de marquage est devenue plus poreuse ; la "Blanche" de Gallimard, érigée au panthéon de la littérature, est désormais un peu plus ouverte à des textes qui ne sont pas de la grande littérature de création", analyse le chercheur Bertrand Legendre, qui dirige le master Politiques éditoriales à Paris-13 Villetaneuse.
Une porosité qui n’a pas échappé aux libraires. "Depuis L’élégance du hérisson [de Muriel Barbery, 2006], on voit arriver chez Gallimard des textes grand public comme ceux de David Foenkinos, amenant d’autres types de lecteurs à s’intéresser à la production de cet éditeur §", constate le libraire Olivier Gallais, gérant de la Librairie idéale (Paris 7e), en pesant ces mots. Comme d’ailleurs tous les interlocuteurs contactés pour cet article.
Soupçonnée
Régulièrement soupçonnée d’être à visée uniquement commerciale et donc préfabriquée, la littérature grand public ou populaire semble en effet faire mauvais ménage avec l’exigence des éditeurs littéraires. "La revendication d’une veine grand public dans ces maisons est un tournant, cela signifie qu’elles assument de s’impliquer personnellement dans le travail de ces titres qui intéressaient certainement plus, à une certaine époque, les services commerciaux", estime Bertrand Legendre. Un tournant dans l’image de la littérature grand public qui se voit légitimée par l’aura des maisons qui la publie. Et une petite révolution portée par des éditrices qui, unanimement, rejettent le mépris lié à ce segment et entendent le travailler non pas en opposition avec le reste de la production, mais en complémentarité.
"Il n’y a pas un lecteur de littérature grand public et un lecteur de littérature tout court : il y a des publics qui cherchent, selon leurs types de lectures, des choses différentes", avance Louise Danou, éditrice notamment du roman de Diane Ducret, La meilleure façon de marcher est celle du flamant rose, ou encore de Véronique de Bure dont le Clafoutis aux tomates cerises s’est écoulé à plus de 60 000 exemplaires. "Je ne cherche pas des textes fabriqués dont le but serait de s’adresser artificiellement au plus grand nombre, mais des romans qui ramènent le lecteur au plaisir, presque primitif, de la lecture : pour les toucher, le travail se joue aussi à l’habillage et au marketing" (voir encadré).
Pour Eléonore Delair, la seule "recette" d’un roman grand public c’est, justement, une sincérité dans l’écriture qui va entrer en résonance avec les émotions du lecteur: "Les textes publiés chez Mazarine privilégient l’histoire, le destin, des personnages qui permettent aux lecteurs de réfléchir à leur vie." Quand Fayard édite Faïza Guène et Pierre Daymé, deux écrivains au programme de la dernière rentrée d’hiver, mais aussi l’auteure de best-sellers Virginie Grimaldi, Mazarine parie sur des comédies comme Le club des feignasses de Gavin’s Clemente-Ruiz, ou le dernier roman d’Aurélie Valognes, Au petit bonheur la chance !, écoulé à près de 60 000 exemplaires depuis sa parution, il y a trois mois.
Ne rien s’interdire
"Il y a de la place pour tout le monde en littérature", s’exclame Bénédicte Lombardo qui assume vouloir publier du "divertissement de qualité et commercial". "Cela peut semble dichotomique avec l’image que le Seuil véhicule maintenant, mais une des grosses séries à succès de la maison, ce fut celle très populaire des Don Camillo : pour moi, populaire ne veut pas dire mal écrit ou mal fait." L’éditrice, qui vient juste d’arriver au Seuil, ne compte rien s’interdire, de la romance au roman historique, de terroir ou d’aventure.
Ne rien s’interdire, c’est aussi le credo de Claire Do Sêrro, éditrice venue du Sous-sol et recrutée en début d’année par Robert Laffont afin de relancer la marque Nil - fondée par Nicole Lattès en 1994 - dans un esprit "grand public littéraire", cultivant "l’impertinence comme l’audace". Au programme, notamment, une aventure loufoque, Les dix vœux d’Alfred de Maude Mihami, qui a emballé Erik Fitoussi, de la prestigieuse librairie Passages à Lyon. "Pour moi, le bon roman grand public est celui qui a un double niveau de lecture, avec une histoire bien écrite et facile d’accès mais qui soulève, dans un deuxième temps, des questions plus profondes qu’il n’y paraît", explique-t-elle. Dans cette optique, l’éditrice a programmé en rentrée littéraire le premier roman de Joy Raffin, Atlantic City. Un choix très rare dans ce segment. "Peut être que le dernier tabou, c’est ce snobisme à la française qui voudrait que, dès qu’un roman connaît un grand succès populaire, on remette en question sa qualité", glisse-t-elle malicieusement.
(1) Voir LH 1169, du 13.4.2018, p. 26.
(2) Voir LH 1163, du 2.3.2018, p. 36.
Nicolas Watrin: "Animer des synergies avec le poche"
Le directeur marketing de Flammarion, J’ai lu et Autrement explique le travail artisanal spécifique autour des textes de littérature grand public.
Livres Hebdo - Comment travaillez-vous le segment roman grand public de Flammarion ?
Nicolas Watrin - Il n’y a pas tant de différence entre la manière dont nous travaillons ces romans et les autres. Les frontières sont poreuses et notre objectif est toujours d’accompagner chaque titre de manière personnalisée. Cependant, nous pratiquons des habillages différents pour notre "collection blanche", qui sera souvent entourée d’un bandeau, et le segment grand public, qui bénéfice de couvertures illustrées. Plus globalement, nous concevons ces titres comme de beaux objets soignés. C’est un travail artisanal très important qui appuie la littérature grand public de qualité que nous éditons, et c’est aussi une manière de faire la différence. Sur ce segment, il y a une concurrence majeure en librairie et c’est souvent l’achat d’impulsion qui l’emporte. Il faut donc que le livre soit séduisant.
Quels dispositifs marketings spécifiques mettez-vous en place ?
Nous raisonnons par typologie d’auteurs. Pour les écrivains déjà très connus du public, nous mettons en place tous les moyens, campagnes d’affichage et promotion multimédia notamment, pour que le lecteur, où qu’il soit, à la campagne comme en ville, sache que le nouveau livre qu’il attend est arrivé. Pour les romanciers moins connus et qui ne bénéficieront pas forcément de beaucoup d’articles de presse, nous nous appuyons sur les réseaux d’influence parallèles, les communautés de lecteurs, blogueurs, youtubeurs. Et évidemment sur les réseaux sociaux. La coordination d’une promotion avec le format poche est aussi fondamentale.
En quoi est-ce si important ?
Le public du poche porte de longue date les auteurs grand public. C’est dans ce format, plus accessible économiquement, que beaucoup d’entre eux ont construit leur succès. Il est donc important que le grand format s’appuie sur des synergies avec le poche, particulièrement durant la promotion. Cet hiver, pour le lancement du nouveau roman de Diane Ducret, La meilleure façon de marcher est celle du flamant rose, nous avons ainsi travaillé avec J’ai lu qui a fait paraître le même jour la version poche de son précédent titre, Les indésirables.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce "grand public"?
S’il y a un point sur lequel s’accordent les chercheurs de tous horizons et les éditeurs, c’est sur la difficulté de définir le concept de littérature grand public, notion poreuse par excellence. Impossible en effet de savoir qui se cache derrière ce "grand public" qui occupe toutes les industries culturelles. Difficile aussi d’y glisser telle ou telle œuvre: un roman devient-il forcément grand public parce qu’il touche un très grand nombre de lecteurs? "La littérature grand public s’inscrit dans la continuité du "roman populaire" du XIXe siècle, expression inventée par le monde des lettrés pour designer, en opposition aux textes de création littéraire, des œuvres de divertissement adressées à un lectorat culturellement défavorisé", explique Bertrand Legendre. La grande époque du roman-feuilleton fut notamment portée par Eugène Sue ou Alexandre Dumas, devenus à leur postérité des auteurs littérairement estimés.
La littérature grand public s’est au fur et à mesure construite autour de cette notion de divertissement et de plaisir. D’où une porosité avec la littérature de genre - romance, comédie, polar, roman d’aventure, science-fiction - que certains, comme Bénédicte Lombardo, considèrent comme constituant la littérature populaire. Quand d’autres réfutent ces classifications.
Même si chaque éditeur définit selon la ligne de sa maison ce qu’il entend par littérature grand public, quelques caractéristiques communes se dessinent.
- Des romans accessibles aux non-initiés qui trouveront rapidement la porte d’entrée du texte.
- Des romans qui s’appuient plus sur le contenu, l’histoire, que sur le style de la phrase. Même si chaque éditeur cherche évidemment l’alliance des deux. "Ce n’est pas une littérature qui interroge la littérature mais qui met au centre l’émotion et le plaisir : ce qui n’empêchera pas un roman grand public d’être servi par une très belle écriture", juge Claire Do Sêrro.
- Des romans de proximité, qui saisissent ce que beaucoup désignent par "l’air du temps".
- Des romans où le lecteur sait ce qu’il vient chercher. "Les lecteurs achètent une romance pour qu’à la fin les deux amoureux se retrouvent, un polar pour pouvoir frissonner et chercher qui est l’assassin, un feel-good book pour se sentir mieux : tout l’art du romancier est de leur apporter ce qu’ils attendent mais d’une manière inhabituelle qui va les faire douter et cheminer", estime Eléonore Delair.
- Des romans écrits par des auteurs qui s’adressent à un public et non pas tournés vers l’expérimentation littéraire.