Le livre audio a dominé en octobre dernier les discussions autour de l’avenir du livre à la Foire internationale du livre de Francfort. Il est revenu sur le tapis lors de la 55e Foire du livre de jeunesse de Bologne, du 26 au 29 mars. Alors que le marché de l’ebook patine, les acteurs mondiaux du numérique mettent tous leurs espoirs dans la croissance d’un secteur qui attire surtout les moins de 45 ans et qui, depuis cinq ans, connaît une progression à deux chiffres aux Etats-Unis (voir p. 21).
En France, si le principal éditeur de livres audio, Audiolib, filiale du Livre de poche (Hachette Livre), fête cette année ses 10 ans d’existence, le marché reste émergent. Une meilleure vente en format CD plafonne autour des 2 000 exemplaires. Mais les téléchargements, eux, montent en flèche. "En trois ans, les ventes de nos titres par téléchargement ont tellement progressé qu’elles représentent aujourd’hui plus de 50 % des actes d’achat", constate Valérie Lévy-Soussan, P-DG d’Audiolib. Une étude réalisée en juillet dernier par Ipsos pour la commission Livre audio du Syndicat national de l’édition (SNE) montre que 75% des personnes interrogées, considérées comme faisant partie du public potentiel du secteur, sont plus attirées par ce format que par le CD.
Google et Kobo
Ce contexte favorable encourage depuis le début de l’année de nouveaux acteurs à se lancer dans l’offre de livres audio dématérialisés. Google, d’abord, a ouvert sur sa plateforme Google Play Livres, lancée en janvier, la possibilité de réaliser des achats à l’acte sans abonnement. Kobo, ensuite, qui, en partenariat avec la Fnac et Orange, a ajouté jeudi 5 avril une fonction "audiobook" dans son application pour smartphone. Le site de vente de livres numériques canadien, filiale du groupe japonais Rakuten, propose 3 000 livres audio en français et 100 000 titres dans son catalogue international. Il se réserve aussi le droit de distribuer en exclusivité courant 2018 près de 70 titres en français dont T’en souviens-tu, mon Anaïs ? de Michel Bussi ou Vertige de Franck Thilliez.
"Ce nouveau service sera appuyé par la Fnac à travers une campagne de communication sur le téléchargement, mais aussi par Orange qui donnera la possibilité à tous ses clients de contracter un abonnement de livres audio chez nous", explique Jean-Marc Dupuis, directeur général Europe et vice-président chargé du développement monde de Kobo. Et de préciser que le rayon livres audio des Fnac n’est pas pour autant voué à disparaître pour le moment.
Sur abonnement
Comme celui de son principal concurrent, Audible, la filiale audio d’Amazon, le modèle économique de Kobo repose sur l’abonnement. Pour 9,99 euros, le client a droit à un livre audio par mois. Il a aussi la possibilité d’acheter des "crédits" supplémentaires pour se procurer d’autres titres, au prix conseillé par l’éditeur, entre 15 et 30 euros. Chez Audible, l’abonnement à 9,95 euros permet aussi l’écoute d’un livre par mois. "Ce sont des modèles qui rendent le livre audio encore plus accessible, les éditeurs ont tout intérêt à décloisonner les réseaux de distribution", estime Marie-Christine Conchon, P-DG d’Univers Poche et également chargée de Lizzie, la nouvelle marque de livres audio du groupe Editis.
Mais les offres des librairies numériques paraissent encore maigres comparées à celles, en illimité, de Netflix pour les séries ou de Deezer pour la musique. "Le produit n’est évidemment pas le même. Ecouter un livre audio peut prendre entre 10 et 22 heures", se défend Jean-Marc Dupuis.
Cela n’a pas empêché des plateformes comme Deezer ou le néerlandais Storytel d’approcher les éditeurs français. Mais, dans un secteur où les investissements sont lourds, ces derniers ont été refroidis par leur modèle. "Il ne faut pas oublier qu’un livre audio, c’est non seulement des comédiens, mais aussi des monteurs et des studios", rappelle Valérie Lévy-Soussan, qui siège à la commission Livre audio du SNE. "Les éditeurs ont raison de se méfier. Il faut des millions d’écoutes pour qu’un titre rapporte des bénéfices dans le modèle du streaming", admet de son côté Sophian Fanen, spécialiste de l’industrie musicale.
Dès lors, le modèle de Kobo est jugé "plus adapté" par les éditeurs. "Son arrivée, comme celle de Google, est même signe de vitalité. Il bouscule Amazon qui, avec Audible, était jusqu’ici en position dominante", remarque de son côté Eric Marbeau. Le responsable de la diffusion numérique de Madrigall soulève une autre raison de se réjouir: Kobo et Google adoptent les standards (norme Onix, extraits audio établis par l’éditeur) qui permettent une meilleure commercialisation. "Ce n’est pas le cas d’Audible, qui refuse les intermédiaires, rappelle-t-il. La filiale d’Amazon s’adresse directement à l’éditeur et lui demande parfois même un CD avec les données qu’il adapte à son propre système. Résultat : le niveau du référencement et la qualité sonore peuvent être dégradés. Si Audible travaillait sur les standards techniques, tout le monde se porterait mieux." Audible, leader du marché du livre audio dématérialisé, a relancé en mars 2016 son service avec d’importantes campagnes de communication. Son catalogue francophone compte au moins 6 500 références. L’éditeur affiche l’intention d’atteindre les 10 000 titres à la fin de l’année.
Editis lance Lizzie
L’arrivée de nouveaux distributeurs s’accompagne cette année de l’apparition de nouveaux éditeurs, qui pour le moment restent attachés aux formats CD et téléchargement. Diffusée par Interforum, la marque audio d’Editis Lizzie proposera à partir du 7 juin un premier catalogue de 21 titres. Le groupe a investi deux millions d’euros dans cette marque, dont la production de livres à écouter se fait aujourd’hui "à l’extérieur mais pourrait devenir interne, annonce Julie Cartier, la directrice de Lizzie. On pourrait envisager la création de nos propres studios."
Pour Matthieu Raynaud, responsable du numérique chez Actes Sud, "la première expérience du groupe dans le livre audio est plutôt encourageante". L’éditeur, qui a produit ses trois premiers livres audio l’automne dernier, ignore encore s’il renouvellera l’expérience ou s’il confiera la tâche à des partenaires. Se lancer? Continuer? Arrêter? Ces questions seront sûrement au cœur de la prochaine Journée interprofessionnelle sur les perspectives de développement du livre audio, le 12 juin à l’hôtel de Massa, à Paris. I. C.
"Le livre audio entre dans l’écosystème de l’accès en un clic"
Spécialiste de l’industrie musicale, Sophian Fanen (1) compare l’irruption du livre audio numérique avec l’arrivée du streaming dans le secteur de la musique.
Sophian Fanen - L’abonnement a été créé pour développer l’usage. Si on prend l’exemple de la musique, l’abonnement en illimité par streaming crée plus de temps d’écoute, c’est assez mécanique. D’abord, on accède au site, on cherche la musique qui nous plaît puis on se laisse conseiller d’autres contenus similaires. On finit par créer ses propres playlists qu’on partage avec d’autres utilisateurs… Le client s’empare du sujet. Il y a aussi un moyen, pour les opérateurs, d’accéder au marché adulte par le biais des jeunes. Souvent, les parents commencent par offrir à leurs enfants un abonnement qui se transforme, dans un deuxième temps, en un abonnement familial. En plus, les gens acceptent de payer l’abonnement en illimité parce que c’est bien plus facile que le téléchargement pirate.
L’apparition des smartphones et de la 4G a tout chamboulé. C’est la mobilité qui a fait émerger ces nouvelles offres. Le livre audio entre ainsi dans cet écosystème de l’accès en un clic. Accès à un espace de coworking pour quelques heures, accès à une maison sur la plage, accès à un vélo pour la journée, à une voiture aussi… Dans un même appareil, on rend le livre également accessible. En revanche, ce dernier est concurrencé par d’autres activités. Si bien que l’utilisateur, pendant qu’il écoutera son livre audio, pourra consulter ses mails, ses textes, Facebook et pourquoi pas jouer à Candy Crush. C’est quelque chose qui n’arrive pas avec le livre papier, qui demande une attention totale.
Je ne peux pas répondre pour l’industrie du livre audio. Même si je pense que, là aussi, les usages changent. De moins en moins de voitures proposent des lecteurs CD et les gens préfèrent s’acheter des enceintes connectées à des platines. Dans le même temps, le format physique a encore du sens pour pas mal d’auditeurs qui ont gardé leurs habitudes. Notamment dans la musique classique en raison de la qualité sonore. Il y a aussi ce phénomène d’"objet doudou" pour ceux qui achètent un vinyle ou un CD comme ils le feraient avec un tee-shirt de leur groupe favori, une sorte d’objet transitionnel qu’on pose sur une étagère.
Propos recueillis par I. C.
(1) Auteur de Boulevard du stream. Du mp3 à Deezer : la musique libérée, Le Castor astral, 256 p., 9,99 €, 2017. ISBN: 979-10-278-0133-6
Etats-Unis: un avenir radieux
Avec une croissance à deux chiffres, le livre audio est devenu le secteur le plus dynamique de l’édition américaine. Au point d’aiguiser les appétits des géants de la distribution et d’encourager la production de contenus originaux.
Rien ne semble pouvoir arrêter la progression du livre audio de l’autre côté de l’Atlantique. Selon la dernière enquête de l’Audio Publishers Association (APA), ses ventes ont augmenté de 33,9% en 2016. Plus de 67 millions d’Américains ont écouté au moins un livre audio dans l’année. La tendance ne s’est pas démentie en 2017 où, sur les neuf premiers mois, le secteur a vu son chiffre d’affaires croître de 27,9%, d’après l’Association of American Publishers, l’association des éditeurs américains. "Nous bénéficions d’une croissance à deux chiffres depuis cinq ansgrâce à une audience plus large et plus jeune", se félicite la directrice de l’APA, Michele Cobb. Pour elle, ce dynamisme est le produit d’une évolution des usages. "Les lecteurs ont d’abord consommé des livres audio dans les transports, observe-t-elle. Aujourd’hui, on l’écoute surtout à la maison, sur son smartphone, en cuisinant, en faisant du ménage ou pour se relaxer."
Alors que le marché du livre numérique stagne aux Etats-Unis, cette santé insolente du livre à écouter stimule les initiatives des mastodontes de la distribution. Google a mis en ligne le 23 janvier sur Google Play des milliers de livres audio à environ 15 dollars le titre. Le géant de la distribution Walmart a annoncé un partenariat avec Rakuten pour distribuer le catalogue d’ebooks et de livres audio de Kobo dès la fin de l’année. Apple, qui travaille à la refonte de son application iBooks, devrait y intégrer un onglet "livres audio".
La multiplication des distributeurs est une bonne nouvelle pour les éditeurs spécialisés, dont la production augmente et se diversifie. L’adaptation de titres papier, lus par les auteurs, des acteurs voire des célébrités, reste la norme. Plusieurs éditeurs majeurs refusent d’acheter les droits de publication d’un livre sans ses droits audio.
Contenus originaux
Cependant, la tendance "est clairement aux contenus originaux", selon Anji Cornette, vice-présidente de l’éditeur indépendant Graphic Audio, qui met au point des contenus "immersifs, aux effets sonores dignes du cinéma". Anthony Goff, le vice-président d’Hachette Audio, demande à ses auteurs de dénicher dans leurs archives "des histoires jamais publiées qu’ils puissent enregistrer", et Christopher Lynch, chez Simon & Schuster Audio, mise sur des inédits courts, de deux à trois heures. Quant au podcast, très populaire aux Etats-Unis, il apparaît comme un bon complément promotionnel au livre audio, et "il a ouvert le marché aux non-lecteurs", note Anthony Goff. Le programme "HarperAudio Presents" rassemble extraits de livres et interviews d’auteurs, tandis que le leader incontesté, Audible (41% du marché), mise sur la porosité entre les deux formats, plaçant ses publicités sur de nombreux podcasts.
La filiale d’Amazon, qui produit désormais ses propres contenus, semble décidée à garder la mainmise sur le marché prometteur du livre audio. Voire à bouleverser la chaîne de publication: Audible publiera les Mémoires du snowboarder Shaun White en avant-première en septembre. Un mois avant que Houghton Mifflin Harcourt ne puisse proposer les versions numérique et papier. M. D.