"Vous racontez la vie comme on résume un polar", dit la jeune call-girl Sibylle à son client. Normal, Paco Liebsman, pseudo Sam Nibel, héros au bout du rouleau du roman d’Enzo Cormann, traduit des romans noirs, au rythme de trois à quatre livres par an depuis trente-six ans. Il vient d’achever sa centième et ultime traduction. Seul dans son appartement tandis que résonnent les échos de la retransmission d’un match de foot dans le café du coin, il est devant une seringue remplie d’un cocktail létal pour un shoot final. Il se raconte sans dire "je" sinon dans des dialogues indirects, s’apostrophant de loin, regardant sa vie en spectateur épuisé.
Mais avant cette "heure des adieux", il a payé pendant neuf mois les prestations sexuelles d’une étudiante en philosophie, "amazone" finançant l’université avec un sex job. "Je vends des services à la personne", affirmait-elle. Entre eux, il y a eu plus de débats que d’ébats : c’était la philosophie versus le coït, la joute intellectuelle aussi jouissive qu’un coup tarifé.
Dans la tête colonisée du traducteur, les romans fournissent tous les scénarios, toutes les répliques au point qu’il prétend connaître mieux la "vie inventée" des personnages des livres que "la vie réelle" de ses proches. Enzo Cormann, à l’instar de son Sam, en sait suffisamment long sur le roman noir pour imaginer des noms d’auteurs et leurs titres (Jim June et Long voyage avec dame, Fernando Chana et Prise de tête, Gregory Sand ou Dan Loneford et Toutes affaires cessantes, Jeff Graig…) qui ont la couleur du polar, sonnent comme du polar mais n’apparaissent dans aucune bibliographie, livres eux-mêmes fiction dans la fiction. Ecrivain de théâtre et jazzman, l’écrivain, auteur, chez Gallimard, dans la "Blanche" d’un triptyque romanesque - Le testament de Venus, Surfaces sensibles, Vita Nova Jazz - joue une partition enlevée, réinterprétant l’esthétique polardeuse, improvisant autour de sa rhétorique codée et sa poétique trash. "Les bibliothèques sont comme les putains, elles savent tout des lecteurs qui les fréquentent", commente son moraliste héros.
Véronique Rossignol