On se souvient que, à la date du 14 juillet 1789, Louis XVI avait inscrit dans son carnet de chasse: « Rien ». Même si, comme nombre d’historiens l’ont souligné, cela ne préjugeait pas de l’importance que le roi de France pouvait accorder à la prise de la Bastille, l’anecdote montre que les acteurs d’un événement n’ont pas forcément, au moment où il survient, la conscience de son importance –ou de son exagération.
Le cinquantième anniversaire de mai 68 offre l’occasion de jeter un rapide regard sur ce que les deux principales publications professionnelles de l’époque, le Bulletin des bibliothèques de France et le Bulletin d’informations de l’Association des bibliothécaires français (comme elle s’appelait à l’époque), en ont retenu. Pour la première, la réponse est facile et «Rien» convient parfaitement, tant l’austère revue à couverture rouge n’a consacré aux mouvements sociaux et professionnels qui, pourtant, ont secoué le milieu des bibliothèques comme les autres, aucune couverture. Le Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, en revanche, s’est trouvé, dans un premier temps involontairement, dans un second temps de façon plus décisive, partie prenante du «printemps rouge».
Sanctuarisation
Rendant compte du congrès de l’Association, tenu cette année-là à Clermont-Ferrand les 18 et 19 mai 1968, avec comme présidente Suzanne Honoré, conservateur en chef à la Bibliothèque nationale, le rapporteur anonyme note que le «congrès coïncida… avec le début de la grève générale; pourtant, malgré un départ parfois difficile et un retour très incertain, le banquet du 19 mai réunissait 130 participants». Le colloque consacré aux bibliothèques médicales prévu le 18 mai put se tenir dans «le grand amphithéâtre de la Faculté de Droit, laissé à notre disposition par les étudiants qui occupaient les lieux» - comme quoi les bibliothèques et les bibliothécaires, hier comme aujourd’hui, font souvent partie des lieux et des personnes «sanctuarisés» par les étudiants, même en colère… Les résolutions adoptées portaient notamment sur la nationalisation du personnel des bibliothèques municipales, une réforme de la formation professionnelle, la réalisation d’une enquête nationale sur la lecture publique, etc. Nous sommes loin de l’ambiance du Festival de Cannes, interrompu par les manifestations ce même 19 mai 1968.
Mais, dans le numéro suivant, il est longuement rendu compte des «Assises nationales des bibliothèques», tenues les 8-10 juillet 1968, que présente Suzanne Honoré dans un commentaire liminaire aux vingt pages de compte-rendu: «Les bibliothèques étaient fermées —grève du personnel, mesures de sécurité, voire occupation étudiante. C'est alors qu'un peu partout les bibliothécaires, saisis par l'«esprit de mai», se réunirent et se mirent à réfléchir aux réformes à apporter à leur profession, dans une perspective de participation, qui n'est autre, après tout, que la démocratie appliquée à la vie professionnelle».
Une loi sur les bibliothèques, un souhait toujours d'actualité
Il faut relire en entier ces passionnantes conclusions, qui n’ont que partiellement vieilli, et qui se terminent par le vœu… d’une loi sur les bibliothèques. Cinquante ans plus tard, le souhait, toujours d’actualité, trouve un curieux écho dans les débats actuels sur l’interventionnisme de l’Etat (et surtout sur ses limites) dans le fonctionnement des bibliothèques territoriales, notamment pour ce qui est de leurs horaires d’ouverture –faute précisément d’un cadre règlementaire ou législatif approprié. Mais "l’esprit de mai" est déjà retombé, Maurice Couve de Murville a succédé à Georges Pompidou et les élections législatives de fin juin ont assuré une large victoire au parti gaulliste. En matière de bibliothèques, la révolution attendra.
C’est que, peut-être, elle est en germe ailleurs. Le Bulletin des bibliothèques de France rend compte, dans son dernier numéro de l’année, d’un colloque organisé en novembre 1968 par l’Institut de recherches sur l’informatisation et l’automatisation au cours duquel se sont réunis « des documentalistes consommateurs d'informatique, et des informaticiens soucieux de connaître les besoins des documentalistes en mal d'automatisation ». Comme le note le commentateur, « c’est tout de même un évènement ! ». Louis XVI ne l’aurait pas désavoué.