Tout le monde connaît, ou plutôt croit connaître, ce petit bout de femme à l’énergie décoiffante et au verbe sonore et généreux. Son prénom seul, Marie-Rose, suffit à l’identifier. Gérante de la librairie des Abbesses, qu’elle a créée en 1997 à Paris (18e), elle est aussi la fondatrice du prix Wepler-Fondation La Poste, de la Fête de la librairie par les libraires indépendants, qui se déroulera cette année le 28 avril, et depuis peu des Flâneries littéraires.
Mais c’est son patronyme, Guarniéri, que Marie-Rose souhaite faire reconnaître. "J’ai toujours voulu faire quelque chose de mon nom, qui est celui de ma mère et non de mon père", explique celle qui, à 56 ans, reconnaît avoir été mue par "le besoin d’épater": "D’abord ma mère puis mon milieu professionnel. Je sais que, parmi mes confrères, j’en ai agacé certains qui ont cru que je voulais me mettre en avant. Mais c’est un malentendu. Je ne cherche pas à occuper le terrain, mais à faire rayonner la profession." Une façon d’acquitter sa "dette à l’égard des livres qui, argumente-t-elle, m’ont appris à mieux vivre dès mon enfance, qui était hors-norme".
Tous azimuts
Née à Paris d’une mère italienne et d’un père sicilien, parti avant sa naissance, elle est élevée en partie à la campagne, dans le Val-d’Oise, dans une famille qui la prend en pension, et en partie par sa mère installée à Paris. Celle-ci travaille comme secrétaire particulière du comte d’Angelis, qui "possède chez lui, à Saint-Sulpice, une bibliothèque incroyable" où, adolescente, la future libraire vient piocher. Partagée entre ces deux milieux, Marie-Rose Guarniéri développe un sentiment de liberté qui ne la quittera plus. Elle va partout et exerce sa curiosité tous azimuts, tandis que le vide laissé par son père, qu’elle finira par rencontrer à plus de 40 ans, nourrit son imagination. "Face au manque d’explication sur ma situation, car il était difficile d’en parler avec ma mère, la littérature a joué un rôle important", se souvient cette ancienne "bonne élève, adorant l’école".
Poussée par sa mère à s’"élever par la culture", la bouillonnante jeune femme suit des études de lettres à la Sorbonne et des cours de théâtre au Conservatoire de Paris. L’opportunité de faire un stage chez Gibert Jeune décide de sa carrière. "J’ai commencé à l’étalage avec les classiques Larousse et Bordas avant d’être engagée au rayon littérature où je m’occupais aussi de l’occasion. J’ai tout de suite aimé ce métier. Cela me faisait du bien de classer, d’organiser. Une librairie est un lieu dans lequel on s’ancre mais où il y a un mouvement perpétuel."
Reconnaissant avoir "beaucoup travaillé et beaucoup appris" durant ses trois ans chez Gibert Jeune, elle rejoint en 1987 l’équipe de L’Arbre à lettres pour diriger le magasin du 5e arrondissement. Une arrivée qui bouscule les habitudes feutrées de la librairie. "Elle a modifié la relation avec les clients, se souvient Antoine Fron, aujourd’hui cogérant de l’entreprise rebaptisée Les Traversées. D’une part, elle n’hésitait pas à parler fort et à crier son enthousiasme. D’autre part, elle nous a appris à vendre. En fait, elle allait bien avec le quartier de La Mouffe." Au bout de dix ans, recherchant l’indépendance, elle crée à 36 ans sa propre librairie, la librairie des Abbesses, dans le 18e, un coin de Paris artistique et canaille avec lequel elle se sent en affinité. Reprenant une ancienne librairie-papeterie de 60 m2, elle casse tout pour créer un lieu où dominent les couleurs chaudes, rouge et bois.
Urgence
Poussée par un sentiment d’urgence, car "on n’est pas là très longtemps", elle crée, la même année, le prix Wepler décerné dans la brasserie de la place Clichy (Paris 18e), et l’année suivante la Fête de la librairie par les libraires indépendants, Un jour, une rose. Fédérer, organiser, communiquer: son énergie, parfois accompagnée d’une certaine brusquerie, suscite l’admiration. "Elle est dans le faire, salue l’éditeur Michel Archimbaud qui la connaît bien. Elle est excessive, terrible parfois, mais elle agit et défend l’univers patrimonial de son métier."
A la tête de la maison d’édition qui porte son nom, Anne-Marie Métailié salue "la grande professionnelle" : "Son avis a été essentiel lorsqu’un jour je l’ai sollicitée pour savoir ce qu’elle pensait des couvertures de la collection de poche, "Suites", que je m’apprêtais à lancer. Elle n’a pas hésité à me dire que c’était nul… mais avec beaucoup de délicatesse. Et elle avait raison. J’ai d’ailleurs revu mes couvertures."
Ne dormant que cinq heures par nuit, Marie-Rose Guarniéri est également, au début des années 2000, chroniqueuse littéraire sur France Culture puis sur Paris Première. "Mon secret, assure l’infatigable libraire, c’est ma liberté et l’absence de domesticité. J’ai un mode de vie rock and roll. Je sors beaucoup, je rencontre plein de monde mais je m’octroie aussi des temps de solitude." Passionnée de psychanalyse, elle parvient même à caser dans son emploi du temps une formation en pédopsychiatrie à Necker.
Anticonformiste
"On croit que je suis extravagante mais je suis très organisée, assure cette célibataire endurcie. Le matin, je lis et je travaille sur des projets, liés notamment à l’association, puis, de midi à 20 heures, je suis à la librairie." Là, dans son antre, elle a ses têtes et n’hésite pas à le faire savoir aux clients, comme en témoignent certains commentaires assassins livrés sur Google.
Dans le milieu littéraire et artistique, elle se tisse un large réseau d’amitiés. Avec les auteurs bien sûr, dont elle s’est "toujours sentie proche", mais aussi avec des artistes, comme Dani ou Hervé Vilard qu’elle accompagne dans l’écriture de leurs Mémoires. Forte "des richesses que [lui] a apportées le métier", elle s’efforce de transmettre sa passion aux jeunes libraires qu’elle embauche. Certains ont depuis créé leur propre librairie, comme Guillaume Gandelot et David Houte, fondateurs de La Friche (Paris 11e).
Meneuse, aimant convaincre, investie dans l’action, cette anticonformiste ne brigue en revanche aucun poste politique. "Si je suis en quête de reconnaissance, analyse-t-elle, c’est pour pouvoir continuer à mener à bien des projets en lien avec la création." Et des projets, elle en a à revendre, comme la mise sur pied d’une fondation et la transformation de sa maison en résidence d’écrivains après sa mort. Un dernier geste pour payer sa dette.