C’est peu dire que François Maspero ne cultivait pas la gloriole. A moins qu’il n’ait pratiqué la fausse modestie en virtuose. En 1969, au moment où sa maison était à son apogée, il déclarait, dans les colonnes du Magazinelittéraire, que "d’une certaine manière, les éditons Maspero sont un échec". Trente ans plus tard, en 1999, alors qu’il s’était retiré du métier depuis près de vingt ans, il confiait à Pascal Fouché, pour notre journal, "Je ne me suis jamais senti éditeur" (1)… Pourtant, avec la mort de François Maspero, le 11 avril dernier, c’est bien l’une des plus grandes figures de l’édition française de l’après-guerre qui disparaît. "Maspero n’a été éditeur que de 1959 à 1982, soit vingt-trois ans seulement, c’est bien peu, comparé à d’autres, mais quelle empreinte !" souligne François Gèze, qui lui a succédé quand les éditions Maspero sont devenues La Découverte.
"Pour ne pas être lâche"
L’aventure avait commencé par la librairie. En 1954, François Maspero rachète la librairie de L’Escalier, rue Monsieur-le-Prince, dans le quartier de l’Odéon, à Paris (anciennement La Hune, dont ce fut la première adresse, de 1944 à 1949). Trois ans plus tard, il déménage et s’agrandit, en reprenant une autre librairie, La Joie de lire, au 40, rue Saint-Séverin, toujours en plein Quartier latin. Deux ans plus tard, en 1959, Maspero y adjoint une maison d’édition, dont les premiers bureaux seront au sous-sol de la librairie, et à laquelle il décide, "pour ne pas être lâche", comme il le racontera plus tard, de donner son nom.
Pour comprendre l’itinéraire de François Maspero, il faut d’abord savoir d’où il vient et ce qu’il a traversé. Petit-fils de l’égyptologue Gaston Maspero, fils du sinologue Henri Maspero, professeur au Collège de France, François Maspero naît en 1932 dans une famille de la grande bourgeoisie intellectuelle parisienne anticonventionnelle. Adolescent, il encaisse la Seconde Guerre mondiale de plein fouet : son frère aîné, résistant, est tué par les Allemands, son père mourra en déportation à Buchenwald et sa mère, un "miracle", reviendra vivante de Ravensbrück. Cette succession de drames familiaux forgera son opposition virulente à tous les fascismes. Ainsi, s’il adhère au Parti communiste en 1955, à 23 ans, il le quitte dès l’année suivante, après l’entrée des chars russes à Budapest.
Les foudres de la justice
Cette liberté absolue de pensée, conjuguée aux gènes de la rébellion, forgera la marque de fabrique des éditions Maspero. Sa première collection, dans laquelle il publie notamment La guerre d’Espagne de Pietro Nenni, le leader du parti socialiste italien, s’appellera d’ailleurs "Cahiers libres", en hommage avoué aux Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, autre révolté perpétuel. Maspero enfoncera le coin en plaçant en exergue du premier catalogue de sa maison ces mots empruntés au même Péguy : "Ces cahiers auront contre eux tous les menteurs et tous les salauds, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les partis." Des lignes prophétiques, si l’on songe que les éditions Maspero s’attireront des haines tenaces - notamment celle de l’OAS, qui plastiquera plusieurs fois les locaux - et les foudres régulières de la justice et des censeurs : entre 1959 et 1962, pas moins de treize livres seront saisis et, au plus fort de la vague gauchiste, la maison subira six procès pour la seule année 1970… Sans parler, en effet, du mépris de tous les partis. La droite qualifiait Maspero "d’industriel de l’édition sociale française", la gauche communiste le traitait de "rebut des rebuts" et les situationnistes, jamais avares de gentillesses, de "sale con de stalinien"…
Epoque oblige - celle de la guerre d’Algérie -, la grande lutte des éditions Maspero, c’est bien sûr l’anticolonialisme. En 1961, il publie l’un des livres les plus célèbres de sa maison, celui qui, en tout cas, fera le tour du monde : Les damnés de la terre de Frantz Fanon, véritable "bible du tiers-mondisme", enrichie d’une préface au vitriol de Jean-Paul Sartre. Mais Maspero se passionnait aussi pour les luttes sociales et les idées libertaires - un autre grand succès emblématique de la maison fut Libres enfants de Summerhill (1970), qui expliquait le quotidien et les principes de cette communauté éducative autogérée anglaise.
En 1964, les éditions déménagent au 1, place Paul-Painlevé, face à la Sorbonne. En 1967, elles créent leur propre collection de poche, la "Petite collection Maspero", dont l’emblème - un vendeur de journaux à la criée - deviendra peu à peu celui de la maison - et demeure, aujourd’hui, l’emblème de La Découverte. En 1969, les éditions Maspero, qui affichent 250 titres à leur catalogue, fêtent leurs 10 ans dans l’effervescence post-soixante-huitarde. Maspero est sur tous les fronts et publie jusqu’à 100 titres par an. Mais, dix ans plus tard, la vague gauchiste reflue. En 1976, déjà, il a fallu fermer la librairie, victime du zèle indélicat de ses clients (voir encadré). Au printemps 1980, la crise de l’engagement politique et la crise économique se conjuguent pour précipiter la maison dans le rouge - pas le rouge du drapeau révolutionnaire, mais le rouge des comptes déficitaires…
songe à déposer le bilan. Mais ses amis - et il en a beaucoup - le conjurent de n’en rien faire. Une Association nouvelle des amis des éditions Maspero (Anadem) se crée même dans l’urgence, un week-end de juin 1980, "dans les locaux du Cedetim", se souvient Eric Vigne, aujourd’hui directeur de la collection "NRF essais" chez Gallimard, à l’époque traducteur, journaliste et militant du Cedetim. Fondé en 1967 à l’initiative de militants issus en majorité de la commission internationale du PSU, le Cedetim (d’abord Centre d’études du tiers-monde, puis Centre d’études anti-impérialistes) rallie, après Mai 68, des militants d’autres horizons gauchistes (maos notamment), décidés à travailler dans un esprit unitaire sur les questions qui les préoccupent. En 1977, le Cedetim a sollicité François Maspero pour publier chez lui une collection - la "Collection Cedetim", tout simplement… Maspero accepte volontiers. Le premier titre, L’impérialisme français, paraît en 1978. L’année suivante, la révolution iranienne inspire le deuxième titre de la collection : Iran, le maillon faible. Et donc, en 1980, le Cedetim vole au secours des éditions.
François Gèze arrive pour six mois
Outre la création de l’Anadem (à laquelle se joindront de nombreux auteurs de la maison, dont le géographe Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote), le Cedetim suggère que Bruno Parmentier, le directeur commercial de Lip, vienne épauler François Maspero. Mais Bruno Parmentier n’est pas disponible avant janvier 1981. C’est alors François Gèze, à l’époque ingénieur économiste, lui aussi militant du Cedetim, mais qui ne connaît rien au monde de l’édition, qui se porte volontaire. François Gèze arrive pour six mois, il va rester plus de trente ans. "Maspero voulait se retirer, explique-t-il. Il a fini par démissionner en mai 1982, et il nous a donné toutes ses actions - je dis bien "donné’’. En revanche, il désirait reprendre son nom. Au début, je n’ai pas compris qu’il veuille nous retirer ce symbole. Mais c’est lui qui avait raison. La vague gauchiste avait trop occulté son travail de fond. Il ne supportait plus que son nom soit devenu un nom commun, voire à connotation péjorative. Au-delà de l’écume gauchiste, Maspero a publié des long-sellers qui s’imposent aussi par leurs qualités intellectuelles. Les ouvrages de Jean-Pierre Vernant, de Pierre Vidal-Naquet, de Frantz Fanon… constituent un héritage plus que vivant, qui parle aujourd’hui à de nouvelles générations." D. G.
(1) Pascal Fouché, "François Maspero l’insurgé", LH 362, du 17.12.1999, p. 60-64.
Voir aussi Livreshebdo.fr : www.livreshebdo.fr/article/deces-de-francois-maspero-les-reactions.
Le libraire qu’on volait
Comment La Joie de lire, cette librairie parisienne reprise en 1957 par François Maspero, et qui fut longtemps indissociable de la maison d’édition qu’il créa deux ans plus tard, put-elle être mise en liquidation en janvier 1976, en pleine période d’explosion des sciences humaines ? Pour une raison très simple : malgré un chiffre d’affaires en hausse constante, la librairie était victime d’un taux record de "démarque inconnue". Entendez par là qu’on volait à tout va chez Maspero.
Tout alla à peu près bien jusqu’en Mai 68. C’est alors que, dans l’effervescence gauchiste et brouillonne qui suivit, l’habitude se prit de se servir à La Joie de lire, sans passer par la caisse. A tel point que LeNouvelObservateur consacra, dans son numéro du 14 juin 1971, un reportage sur "La fauche chez Masp’" [sic]. On y apprenait que "plus de mille francs de livres disparaissaient chaque jour de la librairie" !
Le plus cocasse, c’est que les clients interrogés par l’hebdomadaire, et qui reconnaissaient voler plus ou moins régulièrement la librairie, avançaient tous de bons prétextes pour justifier leurs larcins. Ainsi de Patrick, 19 ans, se définissant comme "plutôt anar" : "Après tout, [Maspero] est intégré dans le système. Il ne se fait peut-être pas des tonnes de fric, mais pas mal quand même. Chez lui, on est dans une librairie comme une autre. On n’a pas des rapports de camarades ou de révolutionnaires, mais d’acheteur à vendeur."
Un autre avouait avoir "parfois mauvaise conscience", cependant il s’empressait d’ajouter : "Mais je m’en fous. J’ai besoin de me documenter sur les mouvements révolutionnaires dans le monde, pour en tirer une expérience. C’est plus important que tout le reste." En vérité, c’est surtout l’assurance que les employés de la librairie n’appelleraient JAMAIS la police (impensable, chez Maspero !) qui donnait de l’audace aux lecteurs… D. G.
Esprit de Maspero, es-tu là ?
Jacques Baujard a 25 ans. C’est l’un des six associés ("chez nous, il n’y a pas de patron") de la librairie Quilombo, à Paris. Il n’a évidemment pas connu François Maspero, pourtant il sait tout de son parcours : "C’est un modèle qui nous parle. Et le mouvement qu’il a initié est loin d’être mort."
La librairie Quilombo, "librairie associative de tradition libertaire", est en effet l’un des épigones de La Joie de lire. Son public ? "Des militants, de tous âges". Ils viennent y chercher les ouvrages de ces éditeurs qui s’inscrivent eux-mêmes dans la tradition militante longtemps incarnée par Maspero : L’Echappée, La Fabrique, Agone, La ville brûle, Libertalia…
"Ce qui a changé, bien sûr, ce sont les luttes, différentes aujourd’hui de celles des années 1960, explique Jacques Baujard. Et, plutôt que de balayer tous les champs, ces éditeurs travaillent davantage par thématiques liées aux luttes qu’ils défendent : la résistance au néocolonialisme pour La Fabrique, les défiances à l’encontre du système technicien pour L’Echappée, etc." D. G.
Librairie Quilombo, 23, rue Voltaire, 75011 Paris. Tél. : 01 43 71 21 07.
Un écrivain qui pique
La seconde vie de Maspero, ce sera la littérature, à travers l’écriture et la traduction, solitaire ou en compagnie, mais toujours au plus près du réel.
Après la librairie et l’édition, François Maspero entama une autre vie consacrée à l’écriture, comme auteur et comme traducteur. Ce qu’il avait défendu comme libraire et comme éditeur, il le mit en pratique pour lui, à son compte, en amoureux de la littérature et de ceux qui dessinent avec leurs mots ce qu’il nommait des "paysages humains". Il devint donc traducteur (près de 80 livres !) de l’anglais (Joseph Conrad), de l’italien (Mario Rigoni Stern) mais surtout de l’espagnol. Dans son escarcelle hispanique et latino-américaine, il glissa Alvaro Mutis, Luis Sepúlveda, Juan Goytisolo, Eduardo Mendoza, Manuel Vázquez Montalbán, Arturo Pérez-Reverte ou Carlos Ruiz Zafón, autant de grands explorateurs du territoire de l’homme.
Comme auteur, il fut aussi un écrivain exigeant, inspiré par sa vie, ses combats, ses convictions et ses fidélités. Il publiera tous ses romans au Seuil. Dans le premier, Le sourire du chat (1984), il revient sur son enfance et l’année 1944. Le chat en question, c’est lui, le jeune garçon tapi derrière l’histoire. On y croise son frère mort au combat contre les nazis, sa mère déportée et son père, le sinologue et professeur au Collège de France, décédé à Buchenwald.
Dans tous ses livres, François Maspero se méfie de l’emphase. Il veut dire les faits comme ils sont ressentis par ses personnages, au plus près du réel et d’une guerre qui n’est jamais bien loin : celle d’Algérie qui a tant marqué ses engagements dans Le figuier (1988), celle de 39-45 qui lui a imposé de vivre avec la présence de ses morts dans Le temps des Italiens (1994), celle encore chaude dans un pays qui sort de la dictature dans La plage noire (1995), ou bien les luttes des années 1960 dans Le vol de la mésange (2006).
Ce réel, il l’explore aussi dans ses récits pour lesquels il se fait écrivain-reporter, que ce soit dans le RER en banlieue parisienne (Les passagers du Roissy-Express, Seuil, 1990) ou un peu plus loin, en Albanie, en Macédoine, en Grèce, en Bulgarie, en Roumanie ou en Bosnie (Balkans-Transit, Seuil, 1997), mais toujours avec la même conviction. "C’est peut-être cela, le pari du voyage ? Au-delà des émerveillements ou des angoisses de l’inconnu, retrouver le sentiment d’être de la même famille."
Dans la même veine, il écrit pour Le Monde, Le Monde diplomatique et part en Chine pour Radio France en 1986, toujours à la recherche de ces gens qui sont comme il disait "du côté de la vie". Quant à la guerre d’Algérie, il la racontera au travers d’un livre magnifique, L’honneur de Saint-Arnaud (Plon, 1993), qui suit l’itinéraire d’un massacreur au début de la colonisation au XIXe siècle.
Faire des piqûres de rappel à ses lecteurs pour les réveiller. Ce fut le sens de sa vie et de son autobiographie, Les abeilles & la guêpe (Seuil, 2002). Peu attiré par le mielleux, François Maspero se voyait en fin de compte plus guêpe qu’abeille. Il piqua donc pour la liberté de l’esprit, l’envie de témoigner, le besoin de rentrer dans le monde et la volonté de rendre compte de l’épaisseur d’une amitié. L. L.