Je suis fou de la Russie. Je voudrais y aller au moins une fois par an. Etre professeur de français à l’université comme Alexis Volkoff. J’aimerais rencontrer des Russes à Paris. Avoir une fille et l’appeler Olga ou Anastasia. Me faire opérer du foie pour enfin pouvoir boire de la vodka. Je voudrais relire tout Dostoïevski en russe, même si je trouve exceptionnelles les traductions d’André Markowicz. Je l’ai rencontré à Bobigny en 1996. Pour une soirée Dostoïevski justement. Ce soir-là, il y avait aussi Michel Del Castillo. J’avais acheté L es carnets du sous-sol que j’avais fait dédicacer par le traducteur. Il avait alors écrit : « A David, en lui demandant de faire attention à tout ce qui est inversé . » J’ai rangé le livre dans ma bibliothèque. Les années ont passé, et j’ai publié en 2002 : Inversion de l’idiotie . Un roman qui vient de sortir en Russie. La raison de mon récent voyage. Juste avant de partir, j’ai voulu relire Les carnets du sous-sol , et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant cette dédicace à l’allure prophétique. Je me dis que tout est ainsi avec les Russes. Pendant mon séjour, je suis allé dans le Nord, à Arkhangelsk. Le mois d’avril là-bas, c’est encore le cœur de l’hiver. L’hiver est une puissance hégémonique sur les autres saisons. Un employé de la Mairie était, sur place, en charge du bon déroulement de mon séjour. Il me regardait comme un Niçois regarderait un Islandais (c’est la première métaphore qui me vient). Un petit écrivain français c’est plutôt rare par là-bas. Il était adorable, mais voulait me servir du vin rouge dès le matin. N’allez pas croire que je cède à la parodie russe !... C’était simplement sa façon d’être convivial, ou plutôt : sa façon de profiter de ma présence pour boire. Puis, il m’a accompagné dans la très belle bibliothèque où j’ai rencontré des étudiants. J’adore les échanges en Russie. Les questions sont souvent très intellectuelles. Parfois trop. Je ne suis pas certain de tout comprendre. On me demande de m’analyser, tandis qu’au fond de salle, j’aperçois mon chaperon en plein sommeil. J’adore leur poésie. Les filles me posent toujours des questions sur ma muse. Là-bas, un écrivain n’existe pas sans muse. Un garçon, peut-être le seul, se lève pour me demander : « q uand vous écrivez, est-ce guidé par la flèche de votre imagination ? » Je réponds que toute la Russie est là, dans la poésie de ces questions. Mais après la rencontre, leur professeur de français est venue me voir : « V ous savez, à propos de cette histoire de flèche que vous avez trouvée très russe… En fait, nous avons étudié une chanson de Linda Lemay… Et hum… Ça venait de là. » À Saint Petersboug, j’ai passé du temps avec mon éditrice, Galina. Une femme que j’aime beaucoup, qui est excessivement vivante . Entreprise drôle et absurde : elle a créé un spectacle à partir de mon roman. Je me suis retrouvé en quête de mes héros dans le public présent, et la réalité dérapait dans ma fiction. Ils étaient là, surgissant de ma tête. J’ai compris alors que mon imagination était russe. Le soir, j’ai relu Les Nuits Blanches de Dostoïevski. J’ai souligné cette phrase : « Savez-vous que j’en suis à fêter l’anniversaire de mes sensations ? » J’ai essayé alors de penser à mes sensations, de les ranger dans ma mémoire comme des poupées russes. Cacher en mon cœur la plus infime des sensations, comme un secret à découvrir plus tard. Comme une dédicace que l’on comprend des années après.