Pour dire nourrir un serpent en son sein, l'espagnol a un proverbe qui pourrait se traduire ainsi : « corbeaux dans ton giron, tes yeux crèveront. » Le corbeau, à l'instar du serpent, est, dans l'imaginaire judéo-chrétien, maléfique. Mortifère, parricide, cannibale, les vices dont on l'affuble abondent. Dans l'épisode de l'arche de Noé, le patriarche demande au corvidé d'aller voir si la décrue a débuté mais le charognard au plumage de ténèbres, trop avide, oublie sa mission et préfère se repaître des cadavres qui ont remonté avec le reflux des eaux. Il reviendra à une colombe de signaler la fin du Déluge en rapportant dans son bec un rameau d'olivier. Depuis le noir volatile est maudit... Saint Augustin entend dans son cri, cras ! cras ! le mot « demain » en latin. Le corbeau dont la robe est noircie par la souillure du péché clame sa procrastination, c'est l'orgueilleux qui remet au lendemain sa conversion. Au lieu qu'une voix harmonieuse apporte la bonne parole, c'est ici la nature peccamineuse de l'humanité qui se déploie en un croassement hideux. Dans le bestiaire médiéval, il s'oppose à l'aigle : l'aigle c'est le Christ qui attrape le lièvre (le fidèle), pour le sauver et l'élever ; le corbeau c'est le diable qui les pourchasse.

Ce stigmate, Michel Pastoureau l'analyse dans son nouvel ouvrage, Le corbeau, suite d'une série animalière illustrée qui a commencé avec Le loup (Seuil, 2018). Présent dans la Bible comme dans la mythologie grecque ou les armoiries au Moyen Âge, le corbeau ne se réduit pourtant pas à son statut d'oiseau de mauvais augure. L'historien de l'héraldique et spécialiste ès couleurs rappelle qu'il est dans le règne animal l'un des plus intelligents - au même niveau que les grands singes - et que sans aucun doute cette sagacité a intrigué, voire terrifié, nombre de peuples. Il est souvent messager des dieux : il est le compagnon ailé d'Apollon (quoiqu'il soit passé de blanc à noir à la suite d'une faute commise envers le dieu de la lumière) ; chez les Vikings il est le guide des défunts et on retrouve son crâne dans les tombes. Les Romains qui observent son vol en font un oracle du ciel et le médium privilégié de leur ornithomancie, les païens celtes ou germains le vénèrent telle une divinité suscitant la force guerrière, au grand dam du concerné puisqu'il s'attirera les foudres et l'anathème de l'Église qui éradiquera son culte. Si Buffon dans son Histoire naturelle en dresse un tableau aussi noir que celui de la tradition, au XIX^e siècle sa vêture d'ombre complaît paradoxalement à l'esthétique sombre du romantisme et au spleen baudelairien. La science aujourd'hui le venge en corroborant les intuitions des Anciens sur ses lumières et lui décerne les lauriers de l'intelligence.