Un autre monde possible. Spécialiste de l'utopie et des révolutions, Michèle Riot-Sarcey est professeure émérite d'histoire contemporaine à l'université Paris VIII. Elle est aussi une sommité de l'histoire du féminisme et propose dans chacun de ses essais une vision de l'histoire non exclusivement référencée par des auteurs ou des penseurs homme − elle y évoque les femmes qui ont fait l'histoire, qu'elles soient des intellectuelles ou organisées politiquement en collectif. Michèle Riot-Sarcey balaye ainsi l'hégémonie de la pensée masculine en histoire, réintégrant tout naturellement ces femmes qui furent présentes au cours des révolutions mais qui furent ensuite effacées des discours et ainsi de la mémoire. Cette réhabilitation des oubliées de l'histoire est encore malheureusement assez rare pour être notée et appréciée.

En 2016, dans Le procès de la liberté (La Découverte), l'historienne brossait à partir d'archives, de documents, d'extraits littéraires, un tableau des expériences ouvrières et des révolutions sociales au XIX^e siècle sous l'angle de la revendication de la liberté. L'émancipation entravée poursuit ce travail en déplaçant le regard et l'analyse des idéologies dites « libératrices » sur le XX^e siècle et l'histoire contemporaine, jusqu'aux « gilets jaunes » et au Hirak algérien. « Étroitement associée à sa pratique, la liberté est très tôt devenue pure matière de discours sans jamais atteindre la part de la population qui la réclame », écrit-elle dès les premières pages du livre. Construit en quatre parties, L'émancipation entravée reprend d'abord les termes du Procès et le développement des utopies autour du progrès au XIX^e siècle. Le livre revient ensuite sur l'ascension des idéologies dans la première moitié du XX^e siècle (même si certaines d'entre elles, comme les expériences ouvrières autonomes, furent effacées de l'histoire officielle), puis sur leur triomphe dans l'après-guerre, avec, notamment, l'avènement du structuralisme. La quatrième partie est consacrée aux années 1960 et au « réveil de l'émancipation », avec notamment les soulèvements pour leur indépendance des colonies et l'année 1968 perçue comme « brèche dans l'idéologie libérale ». Michèle Riot-Sarcey constate finalement qu'au cours du XX^e siècle, « les individus furent si souvent écartelés entre l'expérience concrète de la domination et l'adhésion à la mythologie collective des sociétés reconstruites que l'idée de penser par eux-mêmes a fini par se dérober à leur propre conscience ». C'est pourquoi elle ouvre la réflexion en épilogue, mettant en avant deux expériences collectives autonomes qui mettent en pratique une démocratie réelle. Parmi elles, Ambiance Bois, une scierie-raboterie autogérée, installée sur le plateau de Millevaches, dont les principes ont été affichés avant même le démarrage de l'aventure, et sont aujourd'hui encore respectés : salaires égaux, décisions collectives, non-séparation des tâches de bureau et d'atelier... La preuve que le temps de l'utopie peut tout à fait s'inscrire dans un présent.